Que reste-t-il de celui qui porte mon nom ? Que reste-t-il de l’enfant que j’ai été, que reste-t-il du vieux que je serai. Où sont mes deux mains mitraillant le clavier? Ont-elles disparus ? Où est mon corps ? Où sont les pages où saisir les fragments du temps éprouvé ?

Je suis l’antenne qui capte tout ce que la ville émet. Que reste-t-il de mon humanité dans une après-midi pareille ? Je ne suis plus qu’un récepteur vide. Je ne suis plus que des sens aux aguets, je suis une chose parmi les choses, une chose qui traine le corps d’un homme qui n’écrit plus.

Des journées entières à ne pouvoir ni lire ni écrire. Regarde ta vie, ce qu’elle est devenue. Le vide autour duquel tu tournes. C’est la peur elle-même qui te tue

La journée n’a pas encore commencé et déjà savoir que je n’écrirai pas. Des années que je traine cet état. Chaque regard dans le vide se cogne à l’horizon intérieur. Je suis une attente qui n’attend rien. Même le ciel donne sur une impasse.

Le monde épuisé se décolore. Les bouches se ferment. Les visages s’effondrent. Au creux de ta paume, des phrases pour incendier le présent et refaire l’avenir.

Seul dans ton insignifiance, tu espères en des choses que tu ne connais pas, tu crois en des choses que tu ne comprends pas. Des phrases à peine conscientes. Des phrases enfantées par la nuit et englouties par elle. Des phrases pour chuchoter

Aujourd’hui, je vais m’asseoir devant une page qui restera vierge, comme tous les jours. Le bruit de la ville remonte à mes oreilles. Je ne sens rien, même l’angoisse me manque. Je fais parti des choses, au même titre que le ventilateur, je brasse de l’air. Je lève la tête un instant de l’écran, redeviens quelqu’un sur la chaise. J’ai à nouveau un corps, des mains, un clavier ! Je reprends peu à peu connaissance, oui ça va mieux, je viens de me vider. Derrière mes pas le bruit de la chasse d’eau tirée. Je suis le déchet d’homme qu’il reste à mon absence pour exister.

Tu t’enfermes dans ta nuit. Je vois ta solitude, je vois ta folie. Et tout ce que tu t’imposes pour ne pas sombrer entièrement.

Mâche ta solitude, soigne chaque instant. Survivre est un art comme tout le reste.

Comment écrire, écrire la fourmi qui monte sur les mots encore frais, écrire sa trace sur l’écran après l’avoir tuée. Comment écrire le verre de café plein, le verre de café vide. Comment écrire le genou qui remue, les mains préoccupées, le regard lointain. Comment écrire l’enfant qui regarde par terre et tape dans une cannette à bout de nerfs. Comment écrire la mouche qui vient de se poser au coin de la table. Comment écrire son envol suite aux secousses que mes doigts provoquent. Je pianote un clavier invisible. Où sont mes mains ? Où est mon corps ? Où est mon ombre qui s’en va sur le mur ?

Aucune modification perceptible du décor et pourtant les morceaux de nous qu’on perd.

Journées de cendre et de poussière, indiscernables. Journées sans visage qui vont devenir toute ta vie. Tu étouffes entre quatre murs. Tu n’as plus assez d’espace pour disparaître.

Comment écrire le ciel dans l’écran du portable éteint. Comment écrire ce qui passe persuadé qu’il ne se passe absolument rien. Comment écrire lassé, assis sur la chaise, les pieds sur le pavé comme enlisé dans du sable mouvant. Comment écrire comme j’inspire, expire. Comment écrire l’angoisse qui m’assaille. Comment écrire sans raison d’écrire, pas même pour passer le temps, comment écrire ce que j’ignore du geste d’écrire, comment écrire, sans fiction, sans livre à venir. Comment écrire le peu des choses, du temps. Comment écrire sans propos, presque sans mots, car ce ne sont pas des mots, mais des bouts de visages, de rues, de jambes, de main, de métal, de bois, d’inox, de verre, de glace, de vitres, de pierre… Ma chair pue le béton frais. Hier je me suis par mégarde ouvert les veines et du ciment coulait. Comment écrire le sang gris, comment faire des phrases avec du goudron dans la bouche…

(… non, autant abandonner, c’est sans issue.)

Tu écris tard dans la nuit, tous feux éteints. Tu es perpétuellement irrésolu, mais tu veux croire aux présences. On écrit toujours, un peu, du côté des morts. Tu leur parles. Tu leur parles sans cesse pour les maintenir en vie. C’est comme raconter une histoire à l’enfant pour le tenir éveillé. Le corps à la dérive de la nuit, ton identité devient incertaine. Quelque chose te fait signe, qui grandit dans le noir. Laisse passer la source. Laisse venir l’imprévisible. Laisse ouverte la possibilité d’une félicité.

Délaisser le centre. Se retirer au plus secret, au plus silencieux. Parler depuis l’écart de la nuit. Tu ne sors plus de ton état somnambulique. L’obscurité est complète dans l’appartement. Quelque chose se desserre, dans la poitrine et dans le ventre. Des galeries se creusent dans l’opaque intérieur. Et toi tu rampes au-dedans, et c’est presque doux. Cherche ce qui se murmure, ce qui se tente. Ne retiens plus ton souffle. Ton corps s’emplira d’invisible. D’étranges phrases te viennent dans le demi-sommeil. Tu aides à les faire croître, lentement, comme une glycine qui n’en finit pas de grandir jusqu’à envahir tout l’espace de la chambre. Tu t’inventes une autre réalité avec l’écran du langage.  Les choses se changent en ombres. Tes proches deviennent des figures de rêve. Simon, L, Sarah, Léo, Chloé, Samuel, David… tous ces drôles de personnages qui remuent sous tes côtes, dans les replis de ton cerveau. Creuse l’écart, creuse la nuit. Fouille la terre avec les doigts, ressuscite la matière enfouie. Même quand tes phrases grincent, quand elles te résistent et te tordent l’esprit, ne cherche pas à éliminer les scories. C’est l’étrangeté qu’on recherche. La beauté est dans cette indistinction. Poursuis dans le peu, poursuis dans le noir, mets tous tes nerfs dedans. Tes rêves prendront peu à peu le pas sur la réalité. Tu as tant besoin de fiction pour porter les choses au plus loin.

Texte : Anh Mat et Gwen Denieul

Vidéo : Anh Mat