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Joie de ne plus en faire partie. Même de manière éphémère. Ce peuple myrmidéen vaquant à des trajets utilitaires et vains, s’étiraient en longues files rouges trop sages. Par moments, ce peuple des lumières s’agglutinait à d’autres feux passant alternativement du rouge au vert et du vert au rouge. De multiples guirlandes et formes lumineuses tentaient de tuer la nuit froide du solstice d’hiver. (Dire que je doutais de rêver en couleur hier encore !) . Jolies ces décorations citadines, mais le bruit et les fumées d’échappement de diesel agressaient ma pauvre constitution. Aussi pris-je de la hauteur et de la distance avec la ville.
Voler la nuit. Dans le silence du ciel d’hiver. Rien de plus apaisant malgré le froid coupant. Un calme de courte durée, cependant. Je fus vite rejoint par une nuée de congénères migrateurs. Ce fut d’abord un murmure, puis très vite un vacarme d’ailes se muant en un souffle immense et terrifiant auquel j’appartenais. Débordé de toutes parts, pris dans la griserie de la course, dans le sentiment de puissance du grand nombre, je participai à mon tour à cette grande chorégraphie aérienne. J’inclinai progressivement mon corps sur la droite insufflant à mon escadron la forme d’une aile gigantesque. Un moment en tête de ma formation, je fus dépassé sur la gauche par une cinquantaine de passereaux et c’est avec joie que je les suivis. Sans chef d’orchestre, sans baguette, nous tournoyions dans le ciel multipliant les figures, gratuitement, comme ça, juste pour le plaisir, pour se sentir vivant. Le bruit énorme de l’air fendu ne me gênait plus. Au contraire, il portait notre grand corps collectif. Notre aile gigantesque et noire se transforma en baleine bondissante avant de se dissoudre pour se reconstituer aussitôt en deux tsunamis célestes à l’assaut l’un de l’autre. Grand jeu d’enfant. Nous étions vivants et libres et ensemble.
- Alors, monsieur, ça y est vous y êtes enfin arrivé ?
C’était Steven, le cancre de la 3eB qui venait de m’interpeler à babord. Sa tête à claques reconnaissable sur le petit corps d’étourneau formaient un ensemble grotesque. Est-ce que moi aussi j’avais… Pas le temps d’apercevoir le bout d’une plume, j’avais déjà piqué du bec et plongeais vers le sol à une vitesse vertigineuse… Fasciné, effaré et serein néanmoins, je ne cherchais même pas à redresser la situation (ou à me réveiller – car à ce moment-là je savais que je rêvais) acceptant l’écrasement au sol inéluctable. Ce ne furent ni la fée Clochette ni Peter Pan mais Garance et Simon qui m’empoignant chacun sous une aile, me remirent à l’horizontale dans le sens du vol. Je ne voyais pas leur tête mais je sais qu’ils me faisaient les gros yeux. Tête basse, si on peut dire, je me mis à les suivre. Les rôles étaient renversés désormais. En matière de vol onirique, j’étais loin d’être le maître.
Il faisait jour (comment avais-je pu rater le lever du soleil ?). Nous volions, en petite formation, avec mes élèves. C’était merveilleux ! Déformation plutôt que conscience professionnelle, je ne pouvais par moments commenter les paysages vus du ciel. Prenant encore de l’altitude, nous pûmes apercevoir la surface de la terre entière comme celle d’un planisphère.
- Regardez les enfants ! La terre a bien une forme de cerveau ! Hérodote avait raison de rire. La terre n’est pas ronde ! Un cerveau à trois lobes, baigné par deux mers, l’Atlantide et l’Érythrée. Le continent vert, c’est l’Europe, en rose la Libye et rose l’Asie…
- Monsieur, on sait lire… c’est écrit dessus !
- Ma foi vous avez raison, on dirait une carte…
Dépité, je fixai mon attention en avant, tentant de profiter du vol. Cependant je voyais bien que je perdais de l’altitude. J’avais perdu de vue mes élèves et je volais seul. J’aperçus plusieurs faisceaux dorés devant moi que je tentai de rattraper à grands battements d’ailes laborieux et maladroits. Des créatures volantes dans des tissus flamboyants ? Hélas, en m’approchant, je découvris deux banderoles tirées par un avion sur lesquelles on pouvait lire « offres de rêve », « pour Noël, offrez-vous un voyage de rêve ». Mon rêve avait été pollué par deux messages publicitaires. Cette fois-ci, le vol était terminé. Pour éviter la chute, je m’éveillai. J’avais encore le rire d’Hérodote dans mes oreilles.
Texte : Christine Zottele