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Du malheur d’être filles. D’être nées servantes, d’être nées esclaves. Elles le comprennent vite et leur seule liberté, c’est de jouer leur rôle ailleurs qu’ici dans la ferme. Partir faire les employées de maison ou de restaurant, ne pas demeurer sous le toit. Ce sont elles aussi des femmes de la race montagnarde, des costaudes, des natures fortes qui ne trouvent en leur mère aucun chemin vers la féminité. Ces choses, elles les apprendront autrement, ailleurs. Leurs traits n’ont pas de douceur particulière. On les trouverait peut-être moches de nos jours, mais elles sont naturelles, travailleuses, faciles à amuser, faciles à côtoyer. Et puis leurs corps, charpentés et larges sont les promesses d’enfants faciles à naître. Elles sont jaugées par ces hommes de la campagne comme ils le feraient de leurs bêtes. La mariée idéale est bosseuse et robuste, facile à vivre et habituée à la rudesse de la tâche. Elle a des hanches larges.
Elles, les sœurs du paysan, veulent aussi un monde moderne, avec une salle de bains, des WC à l’intérieur et une cuisine claire.
Elles épousent hors des chemins prévus. Toutes les deux ont ce visage de leur père, coupé de beaucoup d’eau et de fiel. Des cheveux ondulés, un sourire qui penche vers l’ironie et la tristesse. Les deux auront vite aussi sous leurs yeux, les larmes muettes de leurs parents. Deux femmes qui n’ont rien pu obtenir de leur mère. Sauf peut-être ce venin transparent qui lui est resté de mettre au monde un enfant dont on ne veut pas et qui les feront, elles, stériles. Comme porteuses d’un empêchement. Elles, les femmes de la campagne, faites pour ça, pour les mômes, ne mettront au monde que leur sang.
j’ai revêtu la robe d’écueils
la ceinture de cercueils et ses enfants serrés
chaque pas laisse des traces sur les pierres et des lunes stériles
comme les femmes tombent !
comme les femmes chutent!
lentes dans les espaces et les déserts
leur corps asséché
mortes sèves sur le sol
des femmes par milliers par troupeaux tristes
par avalanche
dans un monde de lames
de férules aiguisées au fusil
où tarissent leurs sangs
le sang neuf de vie
bâillonnée de linceul
je garde sous mes voiles ma main entre leurs poings
leur silence sacrement
et la lutte captive.
Texte : Anna Jouy
Crédit photo : http://www.shpn.fr/page144/page144.html
Un lopin d’éternité
29 mercredi Mai 2019
Posted Anna Jouy
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Il y a un petit coin de terre sur la surface du globe, sur la planète entière, une nappe d’herbes et de buissons juste assez grande pour un pique-nique, un terrain de mille mètres carrés à peine, qui m’appartient. Et c’est une chose étrange, presque intimidante de savoir que j’ai la responsabilité de ce mouchoir de poche. Cet endroit m’a été confié. C’est à moi de le préserver, de le veiller de le soigner. C’est à moi de le nourrir, de l’abreuver. Je suis l’humain de ce jardin.
Quand je l’ai reçu, je n’étais pas impressionnée. La pelouse autour de la maison, ben c’était un décor qui allait demander du travail sans doute mais que je trouvais sans grand intérêt. Mon père avait réussi l’exploit de planter sur ce maigre espace deux fruitiers, un pin parasol, un mélèze, deux bouleaux et un merisier. À cela il avait encore cru bon d’ajouter des troènes en veux-tu en voilà et une haie de vernes et de noisetiers. La maison là-dedans avait tout d’une cabane de jardin. Ajoutez-y encore un potager et vous comprendrez ce qui pouvait rester pour l’éventuel pique-nique.
Non, quand je l’ai reçu, je ne voyais que sa maison qui allait désormais être la mienne et dont il fallait faire quelque chose. Les chambres, les fenêtres, l’intérieur, il y avait tant à rénover. Ce faisant, je le retrouvais à chaque détour de restauration, me posant les questions de la loyauté envers lui, alors que j’essayais de prendre ma place dans le bâtit de sa vie. J’ai vécu les premières années de cet héritage lourdement. J’avais le sentiment d’avoir endossé la vie de mon père, -nous nous ressemblons d’ailleurs beaucoup – ce qui n’arrangeait rien. J’étais révoltée de ce décès, révoltée aussi d’être la chargée de mémoire, telle que je me ressentais sans que je puisse dire que c’était ce qu’il avait voulu.
L’extérieur vint à moi plus gentiment. J’avais le sentiment que ce n’était pas utile ou pressant. Que la terre n’allait rien m’apporter. Que mis à part le travail qu’elle me demandait, elle n’était qu’un emballage cadeau autour d’un immeuble chargé lui de sentiments et de souvenirs.
Et puis je suis sortie. Le jardin encombré se mit à me parler d’un père bien différent. Je vis qu’il avait gardé l’idée de la ferme de son enfance, entourée d’arbres utiles, d’arbres généreux, Je vis son esprit d’indépendance dans cette haie entièrement faite de boutures piquées dans les forêts environnantes. Je vis son goût de l’extraordinaire dans cette envie d’essences plus étonnantes qui n’auraient jamais dû grandir ici. Et je compris aussi son besoin de rattacher son être à la terre en cultivant son potager. Mon père, cet intellectuel, voulait que sa vie rejoigne le sol et s’enracine.
Je suis sortie et ce coin de terre, ce bout de planète mis désormais sous ma protection a ouvert pour moi le cœur paysan de mon père et donc le mien.
J’ai voulu fuir un temps cette injonction à la vie mais ce fut vraiment en vain. Petit à petit en cultivant le sol comme je me souvenais l’avoir vu faire, en entretenant la pelouse, en élaguant les arbres et la haie, l’emprise de la mort de mon père s’est transformée en bonheur de vivre, avec l’espérance éternelle des saisons.
Désormais, je cherche en grattant le sol, en semant mes fleurs, en taillant les bosquets à embellir ma propre vie. Je comprends que ce qu’il m’a remis est bien plus qu’une petite place pour pique-niquer mais vraiment une part de la Planète Bleue, un cœur battant. Je m’en occupe comme si c’était un coin d’éternité.
Texte et photos : Anna Jouy
Tous les 35 du moi, j’m prends la tête…
14 mardi Mai 2019
Posted Anna Jouy
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Est-il encore question d’écrire ce que l’on veut ou faut-il écrire ce que l’on veut lire ? Plusieurs facteurs influencent profondément l’écriture de ce temps.
D’abord il y a le refus, le rejet de tout écrit qui crée distance au langage parlé. Il faut écrire comme on parle. Toute autre manière est considérée comme passéiste, écriture d’un autre temps. Écrire dans une langue pauvre, n’hésitant pas à troquer le mot existant par truc chose ou machin. Ou stroumpf. C’est impératif. Votre ouvrage est destiné à la masse.
Ecrire non poétique. Choisissez un style violent, usant d’une dynamique agressive, de combat, accordant la place entière à la force, la dureté, une écriture guerrière, qui cogne. La puissance de l’écrit se mesure à cette aune, sa dureté, sa roideur, son fiel. En cela, la littérature reste machiste totalement imbriquée dans un processus de force et de lutte.
Ecrire sur des sujets d’actualité, liés à l’époque. Il y a peu de place pour l’intemporel. On accordera une attention particulière à des ouvrages retraçant une guerre, une situation politique, un domaine de déliquescence sociale, ou la perversité inhérente à certaines configurations familiales ou sociales.
Autres sujets hautement prisés l’horreur ou le thriller, au même titre que pour les films.
Le manuscrit sera lu dans sa perspective affairiste. Tout sensationnalisme en particulier sexuel il faut bien le dire est fortement souhaité car il attire le lectorat comme la mort sur le circuit de Formule 1.
Inutile d’essayer de parler d’écriture dans votre ouvrage, tout le monde s’en fout et personne de ceux qui liront votre travail n’y prêtera garde et même s’en apercevra.
Faites le maximum car personne n’a de temps à perdre avec votre potentialité et si le livre pêche par une ou deux longueurs, une maladresse, ne comptez sur personne pour croire que vous pourriez la corriger. Le choix invraisemblable qui est offert à l’éditeur peut parfaitement lui éviter de s’ennuyer avec un auteur potentiel alors que dans le tas, il va trouver un ouvrage pas plus intéressant mais ne demandant pas de travail.
Etes-vous beau, jeune et photogénique ? Un auteur est destiné à devenir une star. Autant le savoir si vous n’êtes pas Dicker. Un homme d’un certain âge peut éventuellement encore prétendre à une belle maturité. Une femme dans le même cas de figure, c’est une amateure blette.
Sachez aussi d’emblée que certaines maisons d’éditions ont été crées pour que soient publiés les ouvrages du fondateur et de ses amis faire-valoir.
N’attendez plus de réponse. Nombre de maisons vous disent carrément qu’elles n’estiment pas nécessaire de perdre leur temps à vous dire ne serait-ce que non. Certaines n’hésitent pas à vous assurer qu’elles ont déjà fait l’effort de parcourir votre médiocrité et qu’il serait judicieux de ne rien réclamer en retour. D’autres n’hésitent pas à se contenter d’un vague synopsis pour vous répondre que ce n’est pas dans leur ligne. Votre écriture… ? Ben quoi l’écriture ??
Si vous êtes un « écrivain-littéraire » , sachez déjà que vous avez 0,01 % de trouver un éditeur intéressé car le livre est un objet commercial. Point essentiel. Il n’a quasi plus rien à voir avec la littérature.
Appelez-vous George ou Leo. Ou Camille ou Claude… essayez de cacher votre timbre soprano. Ça va mal passer.
Ceci dit je parle pour moi, auteure périmée et sans doute avez-vous une autre expérience.
Texte : Anna Jouy
Le pays
02 jeudi Mai 2019
Posted Anna Jouy
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Il y a des jours où je ne voudrais écrire plus que de longues descriptions, des paysages, des ciels ou alors des rêves. Des jours où vraiment les faits sont sans plus d’importance, qu’on vive, qu’on meure, qu’on gagne au loto ou qu’on perde son temps. Simplement s’asseoir dans une page et dire ici il y a des feuillages, là un début de route, devant c’est jauni déjà mais d’un gel tardif. J’aimerais me fondre dans les mots comme une poignée de pigments, tirés dans l’eau, m’étaler, me dissiper et me taire avec tout ce qui est déjà peint. Ces jours-là, je me dis que je n’aime plus les histoires. Peut-être parce qu’il faut les tuer, peut-être parce que ça doit commencer et finir et que ça c’est vraiment trop banal en soi. Le début, la fin…
Tandis que le pays, ça dépasse l’entendement !
Je ne voudrais que m’insérer dans les couleurs, dans les bruits, qui sait dans la chaleur. Et me dire que vous allez tout comprendre : que c’est un mauvais matin ou alors un jour meilleur parce que je dirais la pluie ou la lumière ; vous sauriez s’il y a la paix ou la guerre, des sons s‘élevant ou grinçant sous ma plume.
Vous sauriez que j’ai bien ou mal dormi à la façon dont je vous dirais les fleurs ou les épines, le vent qui claque ou la brise légère.
Vous sauriez que la vie ne vaut rien ce matin à ce rien du pays que je vous dirais, à la brièveté des mots. Vous sauriez que j’aimerais autre chose, autre part, que j’attends toujours, à ce long passage sinueux sur une route qui franchit le pont ou à ce clocher dont j’écrirais qu’il écorche le vent à nouveau.
Vous sauriez que c’est un jour avec voisins, à la place que je leur ferais entre deux lignes ; s’ils m’agacent au contraire lorsque je vous décrirais le parfait jardinet qu’ils peignent chaque jour comme les franges d’un tapis sans voyage. Vous sauriez l’acidité de mon estomac à ces verts criards que je me mettrais à peindre, l’amertume du temps à ces descriptions minutieuses des tacons de terre battue quand plus rien ne pousse là malgré la pluie. Les friches raconteraient mon désœuvrement, les cailloux ma violence ou mon silence, les feuilles, l’agacement pernicieux du livre qui ne s’écrirait pas.
Il y a des jours où l’intérieur de la tête vous est interdit, il fait mal ou il sonne absent. Où la mémoire ne veut rien laisser paraitre, où le cœur est à son heure de pierre. Écrire alors ne sait que faire. Il se met à la fenêtre et regarde dehors. Il pense tout y est dit mille fois mieux : le pays est le gardien du vocabulaire. Écrire se tourne vers les mains, leur dit d’aller se faire voir ! ou de s’occuper à des choses distrayantes. Faites donc sans penser, laissez libre cours à vos gestes, cessez de me tenir aux basques. Faites-vous peintre, aquarelliste ou sculpteur. Improvisez au piano. Cassez du grain, battez des œufs, ou basta faites donc le ménage, tiens !
Écrire veut simplement se fondre dans le pays, épouser la matière. Je pourrais alors croire qu’il est capable de tout dire, l’étendue, la profondeur de champ, les variations infinies des couleurs, la lumière et même l’ombre qu’il y a au fond de moi.
Texte et photo : Anna Jouy
Icare
23 mardi Avr 2019
Posted Anna Jouy
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Tissu empesé. Non, matière grasse plutôt. Une toile cireuse sous la paume. Pas au toucher des doigts mais de l’entier de la main. Et puis une odeur, une pleine odeur de temps que rien ne peut vraiment altérer ou dissiper. Mélange d’humidité et de poussière ; chaque maison a sa propre manière de retenir le temps. Ici ce serait ce qui reste captif entre les « mailles » du bois. Des saisons d’odeurs prisonnières des fibres. Et la vie entoilée…
Juste un tissu d’abord, inconnu surprenant, parce que je n’y ai rien vu tout de suite. A peine frôlé l’objet en cherchant quelque chose dans le noir de la cave. J’avais une raison d’être là mais elle m’échappe. Ah ! Ce vent à mesure de crâne, une tête sans raison, une raison qui se perd aussi vite qu’elle est apparue. La vie aérée, sans remugles, comme s’il n’y avait pas de temps, tiens ! Donc je suis dans la cave. Qu’est-ce que je cherchais ? Et je sens ça, ce truc dans le bric à brac des étagères. Un tableau, dont les couleurs me séduisent à nouveau. En fait, je ne sais pas si je l’avais déjà vu, avant. Il est là parmi des toiles abandonnées et que je ressors.
C’est maintenant contre le mur, la cage d’escalier, un grand carré cabossé distendu, un guichet ouvert sur l’histoire, sur la vie qui a passé et puis qui revient après avoir filé. Le vent à mesure de maison donc… Comme un sac de plastique contre un pare-brise, lâché par quelqu’un qui se fout du monde. Un papier venu soudain se plaquer là, un vieux masque contre le judas d’une porte. Il cogne fort. Un tableau contre un mur et le mur s’effondre…
La peinture représente des cubes, des triangles, des rectangles et un oiseau. Une mouette peut-être, on dirait qu’il a des pattes palmées. Chaque élément est flou. Aucune limite nette, tout est en suspension voire indéterminé, même ces figures géométriques qui devraient marquer leur territoire avec plus d’assurance. La toile est devenue lâche ou alors a-t-elle souffert avec les décades d’avoir été entreposée entre des objets contondants ? Elle a deux creux et donc deux arcades aussi. Elle baille dans les angles, mal agrafée, avec des oreilles de tissu comme celles d’un vieux chat écorné. Un tableau inachevé, délaissé.
Ou alors, dans son état de perfection maximum, comme un vin mûr qui a attendu des années son expression la meilleure ?
Je l’ai extirpé de l’étagère. Rafistolé les bords indécis, planté mon clou, fait glisser la toile légère comme une aile, muette encore, comme on est parfois après de longs séjours de solitude. Je me demandais ce qu’il raconterait, suspendu dans mon escalier, seul, sur une haute surface glabre de toute image. L’oiseau n’a pas bougé. Il est resté là surpris je crois par l’espace devant lui, et puis ces deux creux, comme des orbites, des cratères, maintenant un regard parvenu de très loin.
J’aime l’art du portrait. Il y a dans les visages brossés par un artiste quelque chose de plus fort que ce qui passe dans une photographie. Il y a la prise du temps ou le temps de la prise, ce long moment de séchage, ces heures passées à regarder, à saisir et qui empêchent de fixer une mimique mais trouvent l’expression de quelqu’un.
Quelque part dans la maison, il y a un petit autoportrait au crayon, celui du peintre de la mouette en milieu géométrique. Deux travaux réalisés sans doute à la même époque. Du moins je peux le croire, il s’agit d’un jeune homme. Je regarde à nouveau cette toile bosselée qui explose sur mon mur et le petit portrait. Ce dernier comme l’esquisse d’un dresseur de mouette regardant l’avenir. Et l’autre, dans la cage d’escalier, comme le plus incroyable autoportrait de l’artiste en Icare. Le temps achève aussi de lumière les tableaux…
Texte : Anna Jouy . Peinture : Franz