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Franz

Tissu empesé. Non, matière grasse plutôt. Une toile cireuse sous la paume. Pas au toucher des doigts mais de l’entier de la main. Et puis une odeur, une pleine odeur de temps que rien ne peut vraiment altérer ou dissiper. Mélange d’humidité et de poussière ; chaque maison a sa propre manière de retenir le temps. Ici ce serait ce qui reste captif entre les « mailles » du bois. Des saisons d’odeurs prisonnières des fibres. Et la vie entoilée…

Juste un tissu d’abord, inconnu surprenant, parce que je n’y ai rien vu tout de suite. A peine frôlé l’objet en cherchant quelque chose dans le noir de la cave. J’avais une raison d’être là mais elle m’échappe. Ah ! Ce vent à mesure de crâne, une tête sans raison, une raison qui se perd aussi vite qu’elle est apparue. La vie aérée, sans remugles, comme s’il n’y avait pas de temps, tiens ! Donc je suis dans la cave. Qu’est-ce que je cherchais ? Et je sens ça, ce truc dans le bric à brac des étagères. Un tableau, dont les couleurs me séduisent à nouveau. En fait, je ne sais pas si je l’avais déjà vu, avant. Il est là parmi des toiles abandonnées et que je ressors.

C’est maintenant contre le mur, la cage d’escalier, un grand carré cabossé distendu, un guichet ouvert sur l’histoire, sur la vie qui a passé et puis qui revient après avoir filé. Le vent à mesure de maison donc… Comme un sac de plastique contre un pare-brise, lâché par quelqu’un qui se fout du monde. Un papier venu soudain se plaquer là, un vieux masque contre le judas d’une porte. Il cogne fort. Un tableau contre un mur et le mur s’effondre…

La peinture représente des cubes, des triangles, des rectangles et un oiseau. Une mouette peut-être, on dirait qu’il a des pattes palmées. Chaque élément est flou. Aucune limite nette, tout est en suspension voire indéterminé, même ces figures géométriques qui devraient marquer leur territoire avec plus d’assurance. La toile est devenue lâche ou alors a-t-elle souffert avec les décades d’avoir été entreposée entre des objets contondants ? Elle a deux creux et donc deux arcades aussi. Elle baille dans les angles, mal agrafée, avec des oreilles de tissu comme celles d’un vieux chat écorné. Un tableau inachevé, délaissé.

Ou alors, dans son état de perfection maximum, comme un vin mûr qui a attendu des années son expression la meilleure ?

Je l’ai extirpé de l’étagère. Rafistolé les bords indécis, planté mon clou, fait glisser la toile légère comme une aile, muette encore, comme on est parfois après de longs séjours de solitude. Je me demandais ce qu’il raconterait, suspendu dans mon escalier, seul, sur une haute surface glabre de toute image. L’oiseau n’a pas bougé. Il est resté là surpris je crois par l’espace devant lui, et puis ces deux creux, comme des orbites, des cratères, maintenant un regard parvenu de très loin.

J’aime l’art du portrait. Il y a dans les visages brossés par un artiste quelque chose de plus fort que ce qui passe dans une photographie. Il y a la prise du temps ou le temps de la prise, ce long moment de séchage, ces heures passées à regarder, à saisir et qui empêchent de fixer une mimique mais trouvent l’expression de quelqu’un.

Quelque part dans la maison, il y a un petit autoportrait au crayon, celui du peintre de la mouette en milieu géométrique. Deux travaux réalisés sans doute à la même époque. Du moins je peux le croire, il s’agit d’un jeune homme. Je regarde à nouveau cette toile bosselée qui explose sur mon mur et le petit portrait. Ce dernier comme l’esquisse d’un dresseur de mouette regardant l’avenir. Et l’autre, dans la cage d’escalier, comme le plus incroyable autoportrait de l’artiste en Icare. Le temps achève aussi de lumière les tableaux…

 

Texte : Anna Jouy . Peinture : Franz