Parole pour parole, je suis de retour. Nostalgie ou nécessité, toujours est-il que me revoilà dans le vieux village comme au seuil de l’enfance. Devant moi, une colline, des fermes. Rien ne semble avoir subi l’empiétement du temps si ce n’est ce ruban de crépis et de toitures qui ourle le bas de la bute, un quartier frais de villas. Aussi reconnaissable que soit cet endroit, je n’y respire plus aucun mystère. Il me semble que tous les oiseaux cachés d’autrefois se sont envolés et qu’il n’y a plus ni arbre, ni combe, ni verger abritant l’invisible… Je suis trop grande, je me suis éloignée du champ des visions. Je n’ai plus la mesure et ce regard de loupe qu’on a sur la vie quand on est enfant. J’étais proche des fourrés, loin des collines ; voisine des insectes, des vers, des limaces, loin des troupeaux, des nuées, de l’horizon. J’ai pris la vie de haut, la vue d’ensemble qui liquéfie les détails et le grouillement intime pour ne saisir que des étendues plastifiées. J’étais un peintre pointilliste qui boutiquait son tableau à la pointe du pinceau. En revenant ici, je voudrais revivre ce miracle myope, j’imagine intactes les impressions du passé. Mais il faut me baisser désormais, fouiller des interstices, des failles sous mes yeux, pour retrouver cet autre monde magicien qui était le mien, les âmes des choses.
J’ouvre mon œil le prophète Là-bas, après le dépli des jours, les puits de sang Derricks sombres de la guerre turbinent la misère J’en ramène les cœurs broyés des fils Le carburant de ma peur. Alors J’efface le futur d’une paupière propre J’ouvre mon œil l’impuissant Ici, encore cette pâleur caressante de l’aube Les corbeilles de l’amour sont pleines Je ferme les cartes de l’avenir De mon cœur à celui des hommes Le présent est le chemin
Dimanche, le creux de mon corps, poquet d’amour et d’histoires, se remplit de cloches et de souvenirs. Qui étais-tu enfant qu’un appel de ballons sonores éclatant dans le ciel, engageait à se joindre à des cérémonies mystérieuses. L’enfant comprend les cloches, aucun besoin de lui apprendre. A elles seules, elles prient, d’une élégance enchantée, elles prient. Cette joie quand l’appel surprend Cette paix de la voix céleste Et cette mélancolie ensuite d’airain fidèle L’Amour habite l’air, longuement silencieux, l’entends-tu encore Puis Dimanche éclate, « enfant je ne t’oublie pas… » Je souris
J’aimerais être de ces essences oubliées, qu’on n’a jamais regardées et qui dans leur sol solitaire finissent lentement leur vie en séchant. Oubliées des mains cueilleuses, des faux, cachées sans même le vouloir par d’autres, lentement calmement perdant vie et couleurs quittant ce monde comme une buée de couleurs et de parfums.
Ce n’est pas un brouillard. C’est un monde sans os, sans structures, sans béquilles Et tu es dedans aussi mou, défait, liquéfié, Invertébré humain de chimio. Il y a des couleurs qui t’enserrent de partout, étouffantes glus qui veulent te pénétrer, te « vivre », s’étirer en toi comme si tu étais devenu une matière extensible intéressante, inconnue, la matière chimio. Tu étouffes, tu te sens essoré, tordu, compressé Dans cette substance médicamentueuse, dans laquelle tu résistes, fou de peur.
Et soudain tu sors de cet état. Tu en sors comme d’une longue apnée. Tu reviens parmi ces choses ordinaires, Raides, dures, structurées. —Tu as fait un bad trip. Les médicaments ont joué pour toi une partition Stockhausen. Tu as peur parce que c’est un autre monde et que l’autre monde, la mort proche te le promet. Et que ce ne sont pas les vallées de lumière chantées dans tes églises Que c’est trop différent, trop irrespirable, barbare Comment feras-tu pour aimer Stockhausen quand tu seras mort ?
Tu lui as donné des mots, des phrases comme des organes de toi. Il n’y a peut-être rien entendu. Ce puits dans lequel tu as vécu jeune, cette forme du puits, sa matière terre inhumaine Et cet œil qu’était le ciel quand tu levais la tête. Ces mots comme le bad trip Comme cette chimie qui œuvre sous la peau quand tu dors aujourd’hui. Ces mots médicaments du temps, de l’esprit, du désir de vivre D’autrefois T’ont sauvé Tu les lui as donnés. Il n’y a rien entendu. Aime-t-il Et puis, qui donc est Stockhausen
Il y a là, au milieu de ma poitrine, un nid. Des pustules. Qui encadrent un point. On a percé ma peau. Une grosse aiguille. Du sang a coulé je le sentais glisser dans mon cou. Avoir un enclos rouge sur la peau. Et dessous, très profond dedans, le sentiment d’une douleur. Une douleur indécise, qui ressemble à la nausée. Indécise et profonde. Je regarde, je touche. C’est là-dessous. Il faut bien observer. Mais ça ne sert à rien. Un animal est en train d’y grandir, caché dedans. Je couve l’inconnu. C’est un grain de bête. Pas grand-chose. Je ne dirais pas un embryon. Quoi que ce soit possible. Il y a des gens qui mettent bas des germes bestiaux. Alors est-ce un mammifère ? Un oiseau ? Un poisson ? J’incube quelque chose d’imprécis. J’offre le gîte à un être particulier, singulier. Il manifeste une présence minuscule avec un tempérament fort. Il a du caractère. C’est tout ce que je sais. Balancier. Mal-être, bien-être. Terre et ciel. Double face. La peau brûle et grelotte en même temps. À ce rythme d’encensoir, je m’évapore. Je liquide les brumes. Rien de plus. Ce petit nuage de flemme qui sort de moi parce que je secoue la tête à la recherche d’une réponse. Il y a des maux que l’on n’estime pas à l’aune d’un péché. Ils sont de l’ordre naturel de la vie. D’autres sont des punitions. Tu as quelque chose, tu as fait quelque chose ou alors dit ou même pensé…je suis sûre d’avoir assez pensé pour me décharner moi-même. C’est vrai que Dieu ne devrait pas être interpellé. C’est une force d’amour qui ne supporte pas de nom car un mot limite, délimite.
Quand je me lève, j’ai encore le sentiment de l’autre vie. Celle inhabitée. J’ignore même comment et pourquoi il a fallu enfoncer une pince coupante là entre mes deux seins. J’ignore que je couve quelque chose. Je suis comme avant. Vide en somme. On est bien quand on est vide, on l’ignore. On ne sait pas que cet infime étranger qui loge en vous est capable de vous remplir « d’étrangetés ». Et tellement que malgré l’insaisissable, il peut squatter la vie d’une sensation gênante et malaisée. Quand je me lève, j’ai oublié mon corps, je le ramène sur Terre si lentement. Il revient d’un voyage sidéral dans lequel de toutes façons, ni lui ni moi ne sommes identifiables. Je suis douée de pouvoirs et lui est privé de sens. Il ne sent rien. Il est creux. Je veux dire qu’il n’a aucune épaisseur et que là-bas, qu’il soit fluide, gras ou germe illisible sous le regard, mon corps ne varie pas et ne se définit jamais… Et moi, puisque je suis de cette absurde caste qui sépare pensées et chair, dans mon rêve, je fais ce que je veux. Et donc je reste cette femme vide d’avant.
Et puis, je me tiens à la porte de verdure. C’est la baie de pâtures. Un océan d’algues broutées par des cétacés, paisibles et lents sur cette vague puissante. Une étendue marine aux abois, qui prendra des milliers d’années à se coucher sur ma maison… Je n’ai pas choisi le pré. Il progresse vers moi de ces pas minuscules des êtres empruntés au temps stupéfait. Le ciel s’ouvre à la frange des arbres. Un œil jaune rasant des cils de sapin. Jaune et vert, le monde du matin. Et je cherche à creuser ces amas pour atteindre un ciel d’une eau transparente. Qu’en serait-il de se lever à une arche bleue ? La douleur est un caméléon. Elle se fond dans le pays, dans la maison, dans la chambre. Elle se confond. Je me confonds. Jaune et verte, je suis une colline dévorée de troupeau.
tout ce qui voit parle regarde tout ce qui vit s’anime dort meurt c’est dedans – y tient forcément reste toujours quelque part quelque chose à y enfermer et toujours un peu de cette pâte poudre de langue et salive pour faire bloc colle – mortier pour se sentir bien autour de son dedans mais ça ne prend pas survit l’illusion : on a bien appris à vivre large dans six faces de cube mais ça ne prend pas. ça sent trop l’étroit trop l’épaisseur ça ne ment pas l’épaisseur de ce frac : peau dure armée qui contraint contient tient le corps là sans bouger rigueur de pieu fiché de bas en haut qui fait tenir droit l’ensemble par le cul tenir droit le petit tas raide de peu de choses de peu mais agrégées serrées à un point – pour respirer encore dans la croûte il faudrait pour un peu demander pardon aux barreaux pour un peu tirer sur les soudures et dans le repli même : ne reste qu’un trait qu’on tire et qui ne recouvre rien et qui ne suffit pas à faire disparaître murs sol plafond. c’est toujours aussi épais de murs haut de sol bas de plafond des années qu’on s’y cogne alors non – ça non plus ça ne prend pas on voudrait garder le tout à vif au chaud à l’étouffée – on ne s’y prendrait ni mieux ni autrement et le pire : si tout restait à faire on referait tout à l’identique : tout parce que pas de modèle parce que pas de repère parce que rien juste une vague idée de ce qu’on est quand on n’est que – et avec ça on ne va pas loin et pas loin c’est devant pas loin c’est là juste – là