Dans la musique, comme dans la littérature, une belle histoire touche le coeur. Qu’importe si c’est L’amour des trois Oranges de Prokofiev (après une histoire de Carlo Gozzi, L’Amore delle tre melarance) ou le blues, c’est l’histoire qui compte. Le texte d’un blues commence toujours de la même façon, comme ‘au petit matin de lundi passé, il m’appelait au té-lé-phone…’. Un chanteur ou cantatrice, qu’importe la musique, classique ou jazz, cherche souvent un visage dans le public et s’imagine ne chanter que pour cet individu.
Lui, il a toujours raconté des belles histoires. Clark Terry, le fameux trompettiste américain. C’est avec lui que j’ai le lien le plus intime. Car on a fait pipi, épaule à épaule. Il jouait dans un café à Amsterdam, un soir en 1990. En costume tout blanc. Quel beau contraste! J’avais apporté quelques-uns de ses disques pour les faire signer, si j’en avais la chance. Pendant l’entre-acte, je le voyais disparaître aux toilettes. Je le suivais comme une ombre. En fixant le mur tous les deux, on a bavardé et après il a signé tous, gracieusement. En dessinant une petite trompette sous sa signature.
Écoutez comment Clark Terry raconte une histoire. Dans une langue universelle, sans articuler ses mots. Toute une histoire en deux minutes et quarante-neuf secondes, la plus emballante quand arrête la batterie, à partir de 1.55.
Moi, et mon ombre
Flânons sur le grand boulevard
Moi, et mon ombre
Personne d’autre pour se raconter
Et quand il est minuit
On monte chez nous
On ne frappe jamais
Car il n’y a personne que …
Moi, et mon ombre
Nous, tout seuls et nos cafards
Si vous êtes tout seul et en ressentez le besoin, chantez ce refrain avec Murmurant Jan Doets qui vous accompagne au piano-forte…
Ou, si vous n’êtes pas seuls, chantez-le avec nous, les deux heureux cosaques :
Texte et traduction : Jan Doets Paroles ‘Me and my shadow’: Al Jolson / Dave Dreyer / Billy Rose
Le vieux cosaque vous a écrit il y a peu sur cette famille suédoise extraordinaire, les Carling et leur figure de proue, La Gunhild qui joue le jazz de vingt instruments, et comment !
Je me suis abonné sur sa chaîne Soundcloud, où elle poste des audios informels comme ses improvisations ‘at home’, ou des enregistrements privés (sur iPhone, probablement) faits pendant ses concerts. Durant les mois de décembre, janvier et février prochains, elle jouera tous les soirs de la semaine, apportant de la joie dans toutes les villes de Suède.
Hier, je reçus son dernier ajout sur Soundcloud dont la sonorité a déclenché en moi une vague de nostalgie… Pourquoi ? Je m’explique.
Dans les années 1950 et 1960 j’ai joué souvent de la clarinette, mais aussi du piano ou de la batterie dans plusieurs orchestres amateurs. À cette époque, on parlait de la rythm section, la force motrice de l’orchestre : piano, contrebasse, guitare ou banjo et la batterie. Quelqu’un qui se trouve au milieu de la rythm section entend la musique autrement que le public dans la salle… Je pense qu’ici son appareil d’enregistrement devait se trouver tout près du guitariste et du pianiste. Écoutez la sonorité chers lecteurs, c’est comme si vous étiez un membre de la rythm section … yes, I do remember…
Autre chose: à partir de la minute 2:28 Gunhild joue sur sa trompette un solo très original, probablement inspiré par le jeu de son superbe pianiste et ses trémolos à la Jess Stacey.
Ce que j’aime dans la musique des Carling et de Gunhild en particulier, c’est qu’ils ont tous trouvé leur style très personnel tout en gardant fidèlement les petits timbres et tournures de leurs ancêtres, des échos de l’ ADN des grands des années 1920 à 1940, dans le cas de Gunhild de Louis et Bix, de Billie et Ella. Son improvisation sur piano de l’autre jour m’a fait penser à ‘In a mist’ de Bix. Que l’atmosphère, rien de plus.
Je vous invite à vous laisser imprégner par la joie de Gunhild et ses amis pour les fêtes qui viennent – Jess Stacey s’y joint volontiers.
Et voici le solo légendaire de Jess au concert historique de Benny Goodman, Carnegie Hall, 16 janvier 1938. Le microphone positionné dans le rythm section aussi !
Ce solo n’était pas planifié, he was taken by surprise pendant le jam session sur Sing, Sing, Sing. Son style était inconventionnel au jazz à cette époque.
Hier, Gunhild Carling a mis une improvisation au piano sur son site SoundCloud, avec les mots :
“Good morning friends! It’s Saturday morning, december 2014, and I sit by my piano and improvise”.
Je l’ai “aimé” avec un commentaire inclus les liens des articles “Passions suédoises” apparus sur ce site des Cosaques, de 8 et 9 décembre. Elle a réagi avec un sourire en ajoutant les mots “I published your article on my Facebook”. Et j’ai bien vu le résultat sur les statistiques de notre site! Voilà son improvisation.
Quel est le secret de la famille Carling ? Pour commencer, ils ont ce précieux don inné, cet ingrédient essentiel que partagent tous les vrais artistes musiciens, écrivains, acteurs, peintres et sculpteurs — et ce qui fait la différence avec ‘oi πολλoi — je parle hollandais maintenant : ‘zij zijn ‘prettig gestoord’. Un terme que j’introduis dans le territoire de la francophonie avec beaucoup de plaisir, c’est ma sagesse des marais du nord : «ils sont plaisamment dérangés». Les voici pour renouveler la connaissance:
C’est évident qu’ils sont tous très talentueux, Gunhild la plus superbe, débridée, exubérante. Mais je pense que leur secret spécial est la motivation des parents insufflée à leurs enfants et l’amour au sein de cette famille. Chaque parent sait combien il est difficile de motiver ses enfants, en cette époque moderne, en leur donnant un exemple. Hans et Aina ont réussi. A part les études pour apprendre à jouer de leurs instruments, ils ont habitué leurs enfants dès le début à se trouver à l’aise sur une scène, sans gêne, sans comportement de ‘prima donna’ devant un public. Et ils leur ont dit ‘n’aie pas peur de faire des fautes, c’est ton enthousiasme qui compte, ta passion’.
Ce qui me rappelle de mes propres premiers pas dans un orchestre de Dixieland, à l’ université. On s’était inscrit pour un concours national de jazz et avait joué comme des fous en faisant beaucoup d’erreurs par impétuosité. On gagnait le deuxième prix. L’année après, en 1955, on s’inscrivit à nouveau, determinés à gagner le premier prix cette fois. Pendant trois mois on répéta ad nauseam les mêmes trois numéros. Le résultat fut un sans faute sur scène mais on n’obtint que le septième prix: manque d’esprit!
Sur la photo on peut voir le Cosaque avec sa batterie minimaliste mais efficace quand on joue le style New Orleans 1925, pendant ce concours ! Les visages sérieux !
Chaque année, pendant les mois de janvier et février, la famille Carling fait une tournée dans toute la Suède, du cercle polaire jusqu’au sud, chaque nuit, 7/7, avec un nouveau show de l’orchestre, agrandi avec d’autres musiciens et des danseurs, les Harlem Hotshots, tous Suédois:
Cette année ils ont exporté leur show à New York, avec un succès immense. Pourquoi ne les n’avons-nous pas encore vu en France, Suisse et les Pays-Bas où le ‘besoin’ d’oublier nos soucis est pourtant aussi fort qu’en Suède ?
“Zéér prettig gestoord” est aussi l’ami tromboniste Henrik “Mozart” Jonnson (gilet rouge), regardez cette vidéo avec une attention spéciale à partir de 2min40 sec.
Gunhild est déjà en train d’entrainer la génération suivante. Regardez les trois vidéos suivantes, la première faite pendant des vacances en France en 2007, où elle ‘tomba’ sur un orchestre français dans la rue. Sa fille Idun d’un an et demie sur ses genoux les accompagne avec passion avec un instrument jouet. Idun chantait déjà avec l’orchestre en 2009 à l’âge de trois ans, avec grand aplomb, et participe parfois en 2014 avec une vraie trompette et un vrai trombone. Le fils cadet de Gunhild a débuté déjà comme danseur quand il ne pouvait guère marcher encore, en joignant sa mère et oncle Ulf vers la fin du la vidéo finale tout en évitant habilement le trombone de sa mère.
Il y a un myriad de vidéos de cette famille extraordinaire sur Youtube, je vous souhaite une belle randonnée, c’est addictif !