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Fjodor Efremovitch introduit Trigubov à la veuve du Général d’une manière formelle et verbeuse, se répétant en phrases confuses. Mais cela semblait normal, personne n’attendait quelque chose de différent de lui.
Il était difficile de discerner à quel moment commencerait la fête. En fait elle avait déjà commencé ; mieux : chacun fit son propre commencement.
Le fils et la fille de la veuve s’approchèrent d’Alexandre Trigubov, marchant solennellement entre les tables, en souriant et chantant la chárotka, la chanson de bienvenue pour des hôtes très spéciales. On lui offrit, sur un plateau spécial en argent, le verre de vodka qu’il devait vider dans une seule gorgée. Cette action fut répétée trois fois.
Alexandre Ivanovitch abandonna toute résistance. L’odeur pure du liquide aigre qu’il n’avait plus goûté depuis des décennies ressuscita en lui des associations et des sentiments contre lesquels le froid raisonnement qu’il avait cultivé pendant tant d’années n’était pas à la hauteur.
Bientôt, une euphorie de bonne humeur, d’optimisme et d’indulgence le remplit, qu’il avait présumés morts et oubliés, depuis longtemps. Ces sentiments venant de son plus profond le harcelaient comme s’ils voulaient se venger de toutes les contraintes qu’il leur avait infligées en éradiquant tout souvenir d’une enfance qui avait bien existé. Une bonne enfance, qu’il ne pouvait pas impunément oublier et enterrer sans commettre une violence, sans mutiler sa propre nature.
Assis au centre des fêtards, replié sur lui-même, sans être importuné par personne, il laissa défiler dans son esprit sa vie d’antan, chez lui à Newjansk, et les images devinrent de plus en plus réelles et captivantes. Il ne comprit plus pourquoi il avait voulu oublier sa jeunesse.
De temps en temps, quelqu’un sauta debout et chantait une chanson qui lui remémoraient ses jeunes années, parfois une chanson maladroite et enfantine, mais chantée avec tant de conviction, de chaleur et de bienveillance, que personne ne pouvait y résister. Ici, parmi un groupe de pauvres dépaysés, existait encore le meilleur qu’avait connu l’ancienne Russie : la bonne volonté et l’humanité chaleureuse.
À la table suivante, il voyait l’apparence mince d’un jeune pope qui, légèrement penché, une main sur les genoux, l’autre jouant avec des miettes de pain, regardait gentiment les événements. Le prêtre aperçut son regard et sourit. Alexandre, encore un peu hésitant, se leva, alla vers lui et lui présenta ses vœux de Pâques. Ses lèvres touchèrent trois fois la barbe blonde, ce qui suscita en lui des nouveaux souvenirs, de son père, de sa dernière embrassade avant de partir.
Commença une conversation détendue, reliée à son passé comme si le pope avait pu deviner ses pensées. Il n’était plus guère étonné de ses propres réponses, qui auraient pu venir d’un autre. Un sens de grande sécurité l’avait envahi, une profonde quiétude, comme s’il avait terminé un voyage.
Le ciel s’éclaira déjà quand finalement les hôtes s’en allèrent.
La fraîcheur sèche et le silence de la nuit lui étaient bienfaisants comme l’odeur omniprésente des acacias et le premier chant des oiseaux.
Alexandre Ivanovitch écoutait le doux claquement des pieds nus du coolie sur l’asphalte. Il se pencha en arrière et regarda les dernières étoiles pendant l’aube, avec un sentiment de bonheur et de réconciliation.
Les acacias … il les flaira de nouveau, puis il fut pris d’un malaise, une nausée, un coup de poignard dans le cœur.
Le rickshaw s’arrêta devant la porte d’hôtel. Fjodor Efremovitch l’avait suivi dans l’autre rickshaw et descendit. Sous la lumière du lampadaire, il chercha des monnaies dans sa poche, en jacassant sans cesse, comme était son habitude. Les deux coolies s’essuyèrent leurs fronts, en haletant encore un peu, et regardaient combien Fjodor allait les payer. Ils en étaient contents.
Puis, il se tourna vers son ami, avec un sourire. Mais l’autre ne bougeait pas. Sa tête en arrière, il exsudait une expression éphémère de contentement.
Fjodor le regarda quelque temps, sans comprendre, puis ôta lentement son chapeau.
FIN
L’image à la tête de cet article montre le poète Valery Frantsevich Salatko-Petrishche (voir l’article précédent). La photo fut prise à Pékin en 1940 et se trouve dans la Collection Pereleshin de la Bibliothèque Universitaire de Leyde; référence Jan Paul Hinrichs, son article « Terborgh, Pereleshin en een huis in Peking » (het Oog in’t Zeil, décembre 1985).
F.C. Terborgh, Diaspora (1954, nouvelle conçue à Pékin, mai 1942). Traduction du néerlandais par Jan Doets.