Toutes ces images du passé défilaient dans mon esprit. Il y avait des images avec du soleil et de la chaleur, mais aussi d’autres avec de l’ombre et de la gravité. Elles me paraissaient la préparation pour ce qui m’entourait au jour le jour, au présent.
Le crépuscule s’assombrissait dans ma chambre grise de l’Hotel Polonia. Dehors tombait la même neige lente d’il y a un an, au cimetière de Lisbonne. Dans cette ville, où l’ombre de la mort est présente partout.
On m’apporta des lettres, des visiteurs souhaitaient obtenir des renseignements et de l’aide, et bientôt, la routine du travail m’avait saisi. D’une certaine façon, c’était une distraction bienvenue. J’oubliai Dembinski.
L’hiver devenait de plus en plus rigoureux. Deux semaines après, il y avait un tas épais de neige sèche dans les rues, atténuant le bruit des véhicules. Les ruines et toits étaient couverts avec un linceul, qui cachait la dégradation et la destruction, créant parfois l’illusion d’une rangée de maisons intactes.
Les paysans étaient assis courbés sur leurs charrettes et dans des rues silencieuses on entendait de temps en temps le bruit de petites cloches d’un collier de cheval.
Avec le noir, le froid tomba du ciel. La neige grinçait sous les chaussures. En se promenant, le souffle se changeait en un panache blanc presque palpable. Il y avait très peu de lanternes et, souvent, la vue glissait en haut par les ruines, vers les étoiles.
Mon restaurant se trouvait dans une petite rue pleine de tas de débris et manquait de lampadaires. Les gravats et morceaux d’acier, couverts de neige, formant des obstacles hostiles à hauteur d’homme, étaient partout, devant les maisons, au milieu de la rue et dans quelques trous de fenêtre. À travers, on avait ouvert un sentier vers la porte. Dans le noir, si on n’était pas prévenu, on aurait pu trébucher encore sur des poutres. Une lueur pâle pénétra des rideaux fermés, une indication de l’entrée.
J’y allai à pied. Le froid mordit mes oreilles et des coups de vent glaciaux endolorissaient mon visage, surtout le front. Après un quart d’heure, mes pieds commencèrent à mourir, ils se convertirent en sabots, en des prothèses incontrôlables, m’empêchant de marcher normalement.
Je fus heureux quand finalement je pus me récupérer dans la chaleur du restaurant.
C’étaient deux petites chambres, les restes restaurés au rez-de-chaussée d’une maison brûlée, avec des murs encore mouillés. Il y avait une fumée épaisse de tabac Magorka et l’odeur de chou et de friture.
L’électricité était coupée, comme souvent pendant ce premier hiver. Des bougies aux tables et quelques niches illuminaient le séjour d’arrière. Je m’assis près d’un poêle chauffé au rouge. Bientôt, deux vodkas et un bon potage d’hiver (avec de la crème fraîche et des morceaux de cornichon) m’avaient permis de retrouver mon équilibre et je me fondis dans l’euphorie facile qui terminait chaque jour de travail.
Le pianiste tuberculeux au coin commença à jouer du Chopin. Il aimait jouer du Chopin, le dos tourné vers les clients, le regard en haut vers le plafond comme s’il y cherchait quelque chose.
Comme toujours, le polkovnyk russe, un colonel, était assis en face de moi, en tunique aux épaulettes larges, rayées en or et orange, en fumant ses papyrossi longues, désintéressé de son entourage.
Le local commença à se remplir. Bientôt il n’y eut plus une seule chaise libre. La fumée, la musique et le bruit de voix dans la pénombre créaient cette atmosphère de complicité typique de l’est, la désinvolture de ceux qui cherchent l’oubli, même pour quelques heures, en présence d’amis, des inconnus de la plus grande quantité possible. Un monde qui ne veut pas de la solitude ou de la crainte, et leur tourne le dos quand il peut.
J’avais déjà fini mon repas quand mon regard tomba par hasard sur une petite table contre le mur, où se trouvaient deux hommes, les têtes penchées vers l’un et l’autre, avec des fume-cigarettes, évidemment en conversation sérieuse.
L’homme tourné le plus vers moi était le sosie de Dembinski.
Cette fois j’avais tout le temps pour bien étudier son visage. La ressemblance était vraiment étonnante, je pus la vérifier une deuxième fois. De temps en temps son regard défilait par le public, par moi aussi, il expira la fumée de sa cigarette en haut, avant de reprendre la conversation.
Son regard était fugace, épiant. C’était le regard de quelqu’un qui peut se lever d’un coup, sans raison, pour s’esquiver, si possible sans être aperçu, il avait le regard de quelqu’un qui n’y était que provisoirement. Ça me fit penser aux expériences de Dembinski en services secrets dans un district à la frontière allemande.
Son double avait aussi cet air spécifique d’agent secret – mais – il y en a beaucoup, de tels types.
En tout cas, son apparence n’était pas le plus important. Son bras gauche était sur la table, la main cachée derrière son coude droit. Sa main droite tenait le fume-cigarette, d’où il tira de temps en temps pour garder verticale une colonne fumée, à l’hauteur de son menton.
Après quelque temps, il prit une nouvelle cigarette de son étui, s’adossa contre la chaise et mit sa main gauche sur le bord de la table.
Voilà, la bague de Dembinski, à son quatrième doigt !
Sans aucun doute. La même pierre, la même couleur, le même visage de romain taillé dans la cornaline, je pensai même reconnaître la couronne de laurier. Je regardais la bague trop intensivement, je pense, car il cacha sa main toute de suite et me fixa avec son regard.
J’aurais pu ignorer cette ressemblance, en haussant les épaules. Quelques jours avant, j’avais vu une bague similaire dans une joaillerie et tous les jours, des soldats russes bradaient des butins de guerre. Mais l’image ne me quittait pas.
La bague semblait d’être un lien entre Dembinski et son portrait craché, un lien plus fort que la réalité et plus profond qui pouvait être expliqué par le hasard. Une ressemblance qui touchait à leurs caractères, leurs vies, leur destins peut-être, même si je ne pouvais pas encore l’expliquer.
J’étais encore plongé dans mes pensées, quand le propriétaire me joignit à table – je conversais avec lui de temps en temps. Cette fois, la conversation n’avança pas, j’étais trop absent. Après quelque temps, probablement un peu maladroitement et abruptement, je lui demandai qui était l’homme là-bas, contre le mur, avec les coudes sur la table, en nous regardant.
Le propriétaire se tourna et regarda, un peu trop longtemps, peut-être en réfléchissant comment me répondre, et me dit nonchalamment:
“ L’homme en gris ? Il s’appelle Mentlewicz, c’est un marchand je pense. Il vient de temps à autre, c’est tout ce que je sais de lui.” Je savais qu’il improvisait et que la vérité était une autre, mais il ne me servait à rien d’insister.
À ce moment – il dût savoir que nous parlions de lui – le pseudo-Dembinski me regarda droit aux yeux. Nous n’évitâmes plus nos regards. Une sourire triste, plutôt apologétique, jouait autour de ses lèvres, un regard que j’avais vu avant, bien que je ne me souvins pas où. Puis il détourna le regard.
Sacha, le joueur de guitare, avait justement commencé à chanter une chanson russe, avec une voix perçante et forcée, et quelques hôtes se tournèrent bruyamment. La fumée aigre des cigarettes piqua mes yeux et l’odeur de friture de la cuisine devint insupportable.
Je décidai de me lever et de rentrer chez moi.
(à suivre)
F.C. Terborgh, La bague (1954), traduction du néerlandais par Jan Doets