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Temps de retrouver le fil du récit. Rouge danse continue à tourner un peu dans ma tête comme le bol de hang dans les mains de Joueur. Caresse d’aile encore dans le creux de mon bras. Le Creuseur et moi avons dansé jusqu’au bord de l’aube. Déjà chasse encore, c’est comme ça.
Temps de reprendre le fil du récit. Temps de repriser les chaussettes de la mémoire. Chausses, chaussettes, chausse-trappes, mots merveilleux d’un temps passé à la trappe des oubliettes. Temps d’expliquer, de déplier ce qui était plié en quatre ou en huit, in-folio (ou in-quarto ) des zones d’ombre rendues à la lumière. Ces détours que je prends pour retarder les adieux – car nous devons nous quitter – vous l’avez deviné – mais d’abord, promis, j’explique, je déplie.
À l’abri de cette prison, nous nous organisions. Les Rougeoyants hurleurs ne pouvaient y pénétrer. Dangereux, ils étaient mais pas assez fins pour trouver le chiffre qui permettrait de s’introduire dans l’arbre glaise. Le « mur du son » activé de toute façon les tuerait. Ne possédant qu’une centaine de monomatopées pour s’exprimer, ces adolescents combattaient avec acharnement faiseurs de phrases et de discours. Ils tuaient sans état d’âme ceux qu’ils ne comprenaient pas et kidnappaient les enfants afin d’en faire des Rougeoyants.
Nous nous repérions un peu mieux dans les galeries et différentes pièces de cette forteresse. D’abord creusée pour protéger les grands-nommés des Rougeoyants hurleurs et autres communautés ennemies de ces anciens maîtres du monde, elle avait ensuite servi de prison – de nombreux graffiti gravés dans la pierre gardaient la mémoire de ceux qui y étaient morts.
Quand l’ancien système s’était effondré, les grands-nommés avaient eu du mal à s’organiser devant le grand-nombre de ceux qui n’avaient rien que la terre pour porter leurs pas et leur rage ; les grands-nommés avaient subi de nombreuses pertes dans leurs rangs. Les grands-nommés ne transmettaient pas seulement leur patronyme et leur patrimoine mais également leur mépris, leur condescendance, leur haine à ceux qui n’avaient pas leur monnaye et le pouvoir qu’il leur conférait.
Quant à l’autre pouvoir, celui des mots, il avait été combattu avec la même force, car quelques uns s’étaient un peu trop commis à servir les grands-nommés. Tout cela remontait très longtemps au grand par avant, avant même le grand cataclysme de la Terre, avant qu’elle ne se révolte à son tour contre ces animalcules qui ne savaient plus ni lire ni compter les uns sur les autres, qui ne savaient plus s’aimer ni l’aimer, elle qui les avait si bien portés et supportés. D’or haine avant, règnerait la glace et l’effroi.
Brève, sois plus brève, hâte-toi, me souffle Lautreje, penchée sur mon épaule, une longue mèche de ses cheveux me caressant la joue. Tu n’y arriveras pas comme ça, va à l’essentiel. Raison, elle a. Nous n’avons pas le temps d’expliquer, de déplier. Juste témoigner de nous, de notre passage ici. Nous partons. Le Barbare érudit et le Creuseur de parole ont trouvé le moyen de récupérer les chiens. Vivants. Ils étaient entre les mains des Rougeoyants qui s’apprêtaient à les égorger pour les manger. Le désert blanc, nous attend.
Temps pis pour les incohérences. Les mots, ai du mal à les ordonner, les aligner sagement, mais les nombres, c’est encore plus indiscipliné. La chronique dit que huit nous étions, puis se contredit à dix. La chronique ne se relit pas. Elle court jusqu’au-bord-de-tout, puis elle s’arrête. Essoufflée ou apeurée. La chronique se doit – vous doit – leur doit – de les énumérer, de leur redonner vie-gueur, une dernière fois. Sinon, ce serait comme s’ils n’avaient jamais existé, des personnages de fiction.
La Chronique dit qu’il y avait Lautreje, mon amie, ma rivale et mon alter ego, Le Creuseur de parole (parfois avec un « s »mais le souvent sans), mon amour et le père de Pluie, qui aurait dû changer de nom à un moment du récit. La chronique dit qu’Ici et Là étaient les enfants jumeaux de Joueur de Hang et de Tisseuse. La Chronique a souvent confondu Tisseuse et Liseuse de signes. Cette confusion explique qu’au début, l’Arpenteur d’étoiles pose sa tête sur Tisseuse. La chronique aurait voulu donné plus de place et plus de chair à l’Arpenteur d’étoiles, à Tisseuse et à Liseuse. Elle leur demande pardon.
Enfin parmi les être humains, il y a Barbare érudit, qui quantité de choses – de nature et de culture – connaît, et qui est probablement le plus vivant de nous tous bien qu’il ait frôlé la mort. La Chronique dit qu’il y avait onze êtres humains et dix chiens prêts à partir sur le grand désert blanc. La chronique abandonne les majuscules et vous fait ses adieux.
Une dernière chose encore, dit la chronique. Tout ce qui a été dit provient des scories de vos ordinateurs. Vous savez ces bouts d’idées notes éparses vidés dans la corbeille après avoir fait [cmd X] et que vous croyez définitivement supprimés, et bien ils continuent à exister dans les limbes de vos cerveaux ou de vos tablettes. Ils voisinent avec les phrases de vrais écrivains, de ceux qui sont allés jusqu’au bout et que vous avez lus. Ainsi, ces paroles gelées que nous devons à Rabelais Icy est le confin de la mer glaciale… Le Quart Livre et qu’a reconnues Barbare de même que la citation de Kafka : Le livre doit être la hache pour briser la glace de la mer intérieure.
La chronique se/vous doit encore de préciser que :
Son âme s’évanouissait peu à peu comme il entendait la neige s’épandre faiblement sur tous l’univers comme à la venue de la dernière heure sur tous les vivants et les morts.
est extrait de « Le Mort », in Gens de Dublin, de Joyce (Plon-Nourrit, 1926.Traduit de l’anglais par Yva Fernandez, Hélène Du Pasquier, Jacques Paul Reynaud.)
Temps d’inachever la narration pour de bon, temps d’inaboutir – il n’y a pas de bout j’en ai peur – juste de la glaise avec laquelle je jouais pour faire des petits bonhommes et des petites bonnes femmes auxquels je donnais des noms et des aventures. Temps de reprendre la route blanche sur le grand désert blanc de l’écran…
(à ne pas suivre)
Texte : Christine Zottele