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portion congrue

Le narrateur de mon for intérieur est un dictateur qui m’impose ses diktats. Il exige que j’écrive chaque jour au moins une page. Je soupire. Même si ça ne vaut rien ? Surtout si ça ne vaut rien. C’est la fonction décrassage que tu actionnes. J’inspire et j’expire. Et après la page, tu me laisses tranquille ? Silence éloquent. Je commence par relire la colonne de gauche dans laquelle sont inscrits des titres qui n’intituleront probablement que des fantômes de textes : L’outremesure, L’aboyeuse aux chiots tristes, Il n’y a rien et ça me remplit, L’Inachevée, Son of a witch, La portion congrue du congre, Et caetera, etc. J’ajoute la différence entre une grenouille et un crapaud, apprise hier sur France culture, que je barre d’un trait noir ; je la reporte sur la colonne de droite avec entre parenthèses (grenouilles : peau lisse et grandes pattes postérieures de sauteuses/ crapauds : venin derrière les yeux) et me promets d’observer plus attentivement batraciens et batraciennes dès que l’occasion se présentera.

Il fallait donc que j’écrive à son insu si je voulais vraiment écrire (comme par hasard, je ne cessais de tomber sur cette locution au cours de mes lectures). La première mesure que je pris fut d’abandonner ce système de colonnes. La difficulté était d’agir à son insu (à l’époque il était encore bien vivant/vigilant) aussi y allais-je progressivement. D’abord, les colonnes devinrent des pages entières : celle de gauche consacrée à l’insu et celle de droite au su. Puis, je pris deux cahiers (un pour l’insu et l’autre pour le su). Enfin, je me mis à gribouiller ou à coller des images sur le cahier de l’insu, ce qui provoqua (comme je l’escomptais) le désintérêt progressif du narrateur iconoclaste (pointilleux sur la précision de la langue, il me fichait une paix royale pour le choix des images). Pour tester ses réactions, je commençai alors à glisser quelques mots incongrus, des définitions et des phrases loufoques. Je marchais sur des œufs sans faire d’omelette. Je tentai la même chose sur l’autre cahier mais les oreilles m’en chauffèrent.

Le cahier du su (que j’intitulai « Plein Gré » avec pour résultat un hochement de tête approbateur de mon narrateur) était devenu le cahier du leurre. J’y inscrivais une prose tenue, serrée mais parfaitement indigente au milieu de laquelle je glissais quelques expressions éculées telle « une beauté à couper le souffle » et si je n’entendais pas aussitôt  « Mazette, celle-là je ne l’avais jamais entendue ! Tant d’originalité ! J’en ai le souffle coupé, les bras m’en tombent… » (je vous épargne le reste – le narrateur de mon for intérieur était un rien hyperbolique), bref, je m’empressais de rayer le cliché pour revenir à ses petits papiers, obtenir son silence, son ennui jusqu’à son sommeil… Car même lui s’endormait à la lecture de ce brouet insipide, sans chair ni os… Je saisissais alors le cahier de l’insu pour écrire de la manière la plus débridée possible ! Ça prenait du temps, certes, mais tant qu’il dormait j’avais la paix. Je n’avais pas encore projeté de l’éliminer. Définitivement.

 

 

Texte : Christine Zottele