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(Une Heure Sur Terre)

Il fallait assimiler une nouvelle géographie. Ou plutôt, et pour être plus précis, apprendre les contours et les lieux d’un lieu totalement inconnu pour la plupart des terriens. Ce matin nous apprenions que le nom de la première ville lunaire serait « Shackleton ».

Shackleton serait donc la ville du nouveau monde. Elle serait érigée sur les remparts d’un cratère immense qui portait ce nom : le cratère de Shackleton. L’un des endroits constamment ensoleillés de la Lune. Il y faisait -30 degrés en moyenne. La Compagnie insistait sur le fait que de telles températures étaient finalement celles que connaissaient fréquemment des villes comme Montréal. Elle promettait cependant de procéder à un réchauffement global de la surface de la Lune. Sur ce point je ne doutais pas de sa compétence.

Au final Shackleton s’annonçait comme une ville sympa. Tout entière dédiée à l’exploitation de minéraux rares et d’Hélium 3. Je plaisantais mais cette nouvelle cité apparaissait bel et bien sur tous les écrans et systèmes rétiniens. Il fallait juste la construire pour de bon. La sortir du sol lunaire. Mais elle serait réelle d’ici quelques années à peine.

Lina en avait fini avec son offre d’emploi. Elle regardait avec moi les esquisses ultra-réalistes de cette ville insensée qui, si tout se passait bien, rivaliserait bientôt avec New-York dans l’imaginaire collectif. Sa construction mobiliserait dans un premier temps des milliers d’ouvriers et d’ingénieurs terriens. Ce sont eux qui monteraient les premiers dans ces engins terrifiants sauvagement griffés d’un logo La Compagnie. Des bâtisseurs qui érigeraient en un temps record les prémices d’une mégapole spatiale.

Un ville « composite, comme authentiquée du sceau d’une époque suprême ». Une ressemblance éternelle avec toutes les cités de pionniers. Et l’état d’esprit qui va avec. Plus personne ici, sur Terre je veux dire, ne semblait vouloir s’occuper de l’autre. Que cela plaise ou non, la Compagnie illustrait de manière éclatante le retour du capitalisme sauvage, le plus cynique qui soit.

Celui qui ne voyait en l’homme qu’une force de travail interchangeable, au service exclusif d’une poignée d’exploiteurs. Nous avions seulement changé d’échelle. L’intelligence était devenue une valeur marchande comme une autre. L’espace exigeait des employés exploitables certes, mais remarquables. Les meilleurs disponibles dans leur domaine.

Lina commençait, en professionnelle remarquable, à prendre des notes mentales via son application mémorielle bio-intégrée. Elle ne m’écoutait plus. Je la regardais, admirant son incroyable dévouement, même si elle détestait que je le lui dise. Elle était plongée dans un corpus informationnel fantastique.

Il lui fallait comprendre comment cette ville allait fonctionner. Si elle était recrutée par Moon Express, ses futurs élèves auraient tous un parent, voire les deux, projeté(s) à 384 400 kilomètres. Elle n’était pas encore devant ces enfants, qu’elle se donnait déjà totalement. Lina était une femme merveilleuse. Une résistante au milieu d’une collaboration généralisée avec le pire.

Je la regardais longuement assimiler à une vitesse stupéfiante des quantités de données impressionnantes. Elle le faisait préventivement. Mais je savais, à cet instant, qu’elle serait recrutée. A la fin de la matinée, elle en saurait autant sur Shackleton que le meilleur des ingénieurs de Moon Express.

Je me demandais de mon côté ce que la vision neuve qui s’érigeait devant nos yeux et nos esprits allait bien pouvoir faire du religieux. Façonner de la divinité ou augmenter la clairvoyance de l’homme ?

Lina se tourna vers moi et me dit que cette ville du futur proche serait fabuleuse. Qu’elle concentrerait à peu près toutes les innovations technologiques et médicales les plus récentes. Je lui opposais l’idée qu’elle ne serait qu’une ville minière, de pionniers et d’aventuriers. Avec tout ce que cela pouvait impliquer. L’éloignement des centres décisionnaires et judiciaires d’envergure risquait d’en faire une zone sacrément dangereuse. Je lui opposais que cette ville concentrerait tout ce qui germait sur Terre depuis de si longues décennies. Cette régression terrible qui avait vu peu à peu s’éteindre les liens solidaires, le sens commun, l’envie de faire société. Au profit du profit justement.

Lina se mit en colère. Je savais bien que mon jeu de mots était grotesque mais l’idée était là. « C’est toi qui parles comme ça ?» hurla-t-elle. « Tu prends toujours de haut les luttes sociales, et même ces mouvements de rébellion qui explosent. Parfois tu les trouves, je cite, infectes et dangereux ! »

En effet, elle n’avait pas tort. Mais je ne pensais pas exactement comme cela. Je devais mal m’expliquer. Les yeux fabuleux de Lina de toute façon étaient beaucoup plus importants que nos désaccords. Parvenir à vivre en couple dans un monde connecté comme jamais, un monde qui avait dû traverser tant de crises au cours des siècles éteints, était une aventure en soi. Presque aussi complexe qu’un voyage spatial.

Lina se plongea dans l’étude du « Space Resource Exploitation and Utilization Act of 2015 ».

L’artiste que j’étais se trouvait toujours en décalage avec le réel. Ce n’était qu’un concept à traiter. Une chose à oublier dans sa façon ordinaire. Lina était pragmatique, par nature et par obligation aussi. J’en avais conscience.

Elle m’apprit que c’est en 2015 que l’exploitation des ressources spatiales par des acteurs privés fut autorisée. Par l’ « Obama Space Act ». Voilà donc l’origine de la Compagnie…Notre monde était né là d’une certaine façon. L’espace devenait une affaire privée. Plus rien ne pouvait remettre l’Etat au cœur du pouvoir.

Cérium, terbium, samarium, scandium, gadolinium, lanthane… Voilà ce qui animait le cœur de la Compagnie. La vision céleste de l’humanité. Le recommencement sublime de la course aux matériaux. L’essor au-delà, c’était la conquête de l’Ouest. Et la ruée vers l’or.

Cette foutue ruée vers l’or qui avait accouché du monde ancien. Ce monde qui avait commencé sur des rafiots commandés par des fous furieux n’ayant peur de rien. Ce monde qui s’était poursuivi dans des usines dirigées par des industriels cyniques. Ce monde enfin qui s’était crashé comme le disque dur qu’il était devenu.

Ce monde-là s’était carbonisé. Mais il était cool. Il portait des tee-shirts et des baskets au moment précis où il s’écrasait. Bordel, il fallait voir courir tous ces rats paniqués à la moindre catastrophe ; ceux-là même qui avaient pris les commandes d’une machine planétaire dont le développement infernal les avait totalement dépassés.

On n’avait plus compté les grands brûlés de cette époque ayant précédé le basculement. Les prémices de ce que l’on vivait à présent quotidiennement avaient été sacrément douloureuses. Ou totalement psychédéliques selon les points de vue. Rien n’était normal dans les années 2000. Rien. Et pourtant, ces années-là furent celles qui précipitèrent la chute cosmique. L’homme venait d’être salement jeté par-dessus son berceau planétaire.

Chaque année, l’espèce humaine se prenait une claque symbolique. « Hé ! Mais les robots vont te botter le cul. Hé ! Mais il y a sûrement des milliards d’autres lieux aussi géniaux que la Terre dans l’espace. Hé ! Mais les trous noirs finiront par te tordre dans tous les sens aussi sûrement qu’une essoreuse »…

L’homme avait d’abord appris que la Terre était ronde, et que c’est elle qui tournait autour du soleil. Première vexation. Ensuite, il avait appris qu’il descendait du singe. Deuxième remise en question. Et voici que l’on comprenait que l’homme n’était qu’une machine comme une autre. Et que l’intelligence artificielle était capable d’écrire des chefs d’œuvre. La troisième grande vexation était éminemment technologique. Nous allions rentrer dans les temps de la grande hybridation.

Trouver sa place dans ce grand foutoir qui ressemblait au laboratoire d’un savant taré était devenu pénible. Mais fascinant également. Nous ressemblions tous à quelque chose d’étonnant et d’effrayant.

Parfois, l’envie de me recharger pour de bon, comme un vulgaire appareil, sur un flux énergétique me prenait. Je me postais devant l’un de ces rayons invisibles que l’on trouvait partout et j’y passais ma main. En l’irradiant profondément, je venais probablement de perdre quelques minutes d’espérance de vie. Mais cela provoquait une recharge générale et complète de tous mes systèmes embarqués et implantés. Je me reconnectais en une fraction de seconde. C’était quand même assez classe.

Je constatais, comme si souvent, que mes pensées devaient se frayer un chemin atrocement difficile vers les autres.

Texte : Yan Kouton

Photo : Yan Kouton