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« Les heures importantes sont les heures immobiles. Ces fractions du temps arrêtées, minutes quasi mortes sont ce que tu as de plus vrai, ce que tu es de plus vrai. »

Henri Michaux, Poteaux d’angle

Simon occupe son temps à ne rien faire. Il admire la puissance de sa passivité. Regarder passer la nuit. Jouer avec le vide, le vide comme cathédrale. Accumuler du silence jusqu’à épuiser le désir. Il est absolument vide d’idées et n’attend plus rien, ni de lui ni des autres. La pile de conserves au fond de la cuisine diminue très lentement ; il ne mange presque plus. Durant cette période étrange qui marque le triomphe de sa paresse, il découvre une curieuse euphorie au-delà de l’ennui. Il ne se passe rien, et c’est peut-être ça qui est merveilleux. Dans ces heures indistinctes, tout est au présent. C’est du temps à l’état pur qui s’écoule. La pression des jours s’en est allée. Le vide, j’apprends à l’accueillir avec bienveillance. Peu à peu, je découvre la puissance absolue de l’inaction. Elle m’apporte une liberté nouvelle. Le temps s’allonge, et la mort s’éloigne. Dans cette vie amaigrie, je reste indéfiniment dans l’expectative. J’aime imaginer que, derrière l’indécision perpétuelle, se profile l’infini. Le néant féconde des amorces de mondes parallèles qui, à peine éclos, disparaissent sans laisser de traces. Dans ma tête cohabitent tous les possibles, jusqu’à ce que finalement ils s’annulent. Les secondes, les minutes, les heures s’écoulent sans angoisse. Je ne cherche pas à les retenir. Pourquoi agir ? Être en vie suffit. Il s’agit simplement de caler son comportement à l’environnement actuel vidé de sens. La grande mascarade, j’y suis plongé depuis plus de trente ans, alors aujourd’hui je fais le choix de me retirer et de vivre à peine, de manger à peine, de respirer à peine. J’essaie de prendre le moins de place possible. Je laisse les choses être ce qu’elles sont. J’imagine l’appartement sans moi, pure présence des choses indifférentes à toute présence humaine. J’aimerais n’être plus qu’une caméra qui filme. Long plan fixe sur la pièce traversée par les lueurs de la ville. Puis changement de focale pour s’approcher très près des objets qui habitent l’espace du salon. Filmer les ombres, les reflets. Examiner les surfaces, les changements de couleurs, les textures. Le moindre objet est d’une merveilleuse et puissante étrangeté, à la fois si proche, si dense et si opaque. Comme le dit si bien Michaux, il faudrait crever la peau des choses. L’œil de la caméra passe du petit tabouret chinois au cendrier posé sur la table basse, puis au bâtonnet d’encens à moitié consumé, souvenir d’Indonésie. Je dis leur nom : tabouret, cendrier, bâtonnet d’encens, mais ça ne dit pas vraiment ce que je vois. Chacun de ces objets est insolite et reste à découvrir. Lorsqu’on se débarrasse un peu de soi, le plus familier, le plus ordinaire, devient une énigme. Je tente d’effacer les courbes et les lignes que mon cerveau trace par habitude pour retrouver l’espace et les formes par les différentes tonalités de couleur, comme dans un tableau de Cézanne. Regarder les choses simplement, telles qu’elles apparaissent, dans le proche comme dans le lointain, sans chercher à les imaginer autres, voilà sans doute le plus difficile. Peut-être devrais-je écrire ce qui m’arrive pour essayer de creuser le petit sillon, avancer encore plus loin dans l’expérience sensible. Je me sens si près d’une bascule définitive mais le voile placé entre moi et la présence réelle des choses résiste encore.

Qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que la profondeur ?  Qu’est-ce que le geste de mon bras quand il se sépare du corps et se tend comme ça, vers l’avant ? Il bouge légèrement comme s’il peignait l’espace vide, puis la main se dirige vers la table basse, prend la tasse de café encore tiède. Elle l’enveloppe entièrement pour en apprécier la forme et la consistance. Je ferme les yeux pour essayer de voir avec ma main.

Passe un jour. En passe deux, trois, cinq… ça fait maintenant presque deux semaines que je m’enfonce dans l’incertain. Je ne cherche plus à me débattre. Je glisse doucement vers un état que je ne connaissais pas. Est-ce la mort ? Ou bien une plus grande présence au monde ? A mesure que l’isolement se prolonge, le rien acquiert une densité surprenante. Ce souffle autour du rien, cette force tournante du vide, je commence à les ressentir très nettement depuis deux jours. Hier j’étais pierre, aujourd’hui je suis motte de terre. Une motte de terre fraîche et humide qui par chacun de ses grains sent le temps frémir et lentement se diffuser dans le minuscule coin d’ombre où j’ai trouvé refuge.

Texte et vidéo : Gwen Denieul