Étiquettes

anna

De jour en jour, le monde se peuple; il rajoute des figurants à la pièce première. Des êtres surgissent, lâchent une réplique, entament un pas de deux avec elle et puis comme des toupies lancées sur le parquet du bal s’en vont, emportés disparus. De jour en jour, des gens se lèvent, lui parlent un instant et puis se taisent définitivement, comme les formules qui envahissent le tableau noir et puis d’un coup de frottoir s’effacent et dont il faudra pourtant se souvenir, si elle veut sortir riche et pleine et comblée de chaque jour qui passe. Alors elle observe, elle amasse. Alors elle ingurgite. De jour en jour, le monde l’engrosse.

Le temps lui fait le grand service, le menu à quatre étages. Elle dévore. De la cour sans bruit de l’éveil, à cette place houleuse des écoliers de midi, la vie engraisse. Elle multiplie ses cellules, accroit ses tissus, muscle ses appâts: devient forge, atelier, poste, magasin. Elle s’étoffe de facettes, de variations, de rencontres. La vie, de pouces à ventre, à dos, à jambes, à chair entière de fillette, taloche ces particules de différences, ces touches nouvelles, comme un sculpteur rajoute à la masse, des torchées de glaise, des surplus de matière, pour modeler son personnage. L’enfant grandit. Les gens laissent des traces, ils déposent, ils imprègnent, ils «reliquent». Elle croise, entrevoit, devine; un regard, une façon d’être, un mot, un rire, un simple habit parfois.

Celui-là et cette allure. Ses yeux noirs et ses sourcils épais et droits. L’expression plate de son visage. Sa maigreur longue et puis légèrement voûtée. Il a l’air timide, ne parle presque jamais. Est-il renfrogné ou peut-être idiot? Que reste-t-il de lui? Une simple casquette, qui est carrée au lieu d’être ronde, qu’il porte comme une marque de fabrique, protection vissée à jamais sur son crâne sans résonnance. Un casque de feutre noir avec deux oreillettes nouées au sommet comme elle en a vu une fois sur un œuf de Pâques. Et celui-là qui a été blessé dans un accident de vélo. Et qui a des veines roses qui gigotent comme des vers sous son nez. Celui-là encore, qui bégaie beaucoup, tellement qu’on est toujours en train de combler les trous de la parole, comme on le fait des nids de poule de la route avec des tacons de bitume et qui porte un prénom étrange à dire lui aussi, Arsène. Et puis ces deux compagnons de classe, trainant dans leur cartable plat, le dégoût du savoir parce que leurs parents pensent tout cela inutile et qu’ils passent le temps, en attendant de vieillir.

Mais voilà encore cette grande fille et son tablier à bavette, tenant un panier de bois tressé, qui part avec elle dans les prés pour étêter des fleurs, des quantités de fleurs, toutes les fleurs du pré. Pour la fête du Dieu. Le curé en soutane, a vertement rappelé à la mère qu’elle doit porter un chapeau et qu’il est temps que la petite serve un peu le Seigneur. Il s’est penché sur l’enfant et d’une voix grave il a dit. «Cette année, tu seras un ange pour la Fête-Dieu, mais gare à toi, si tu ouvres les yeux, tu ne reverras plus personne, tu monteras directement au ciel». On lui a flanqué sa paire d’ailes, on l’a mise à genoux parmi les boutons de fleurs. Les anges sont donc aveugles, se dit-elle, ils sont dans un univers fait de bruits, de prières, de chorale qui ânonne, de sensations de vent, de chaud, de couleurs sous les paupières, des couleurs qui tournent et s’agitent, menaçant à chaque envie de mieux les percevoir, de frapper son corps de mort subite et d’irrémédiable. D’ailleurs, c’est quoi la mort? Et elle, tentée tout de même, cille un peu, pour constater finalement que la désobéissance ne la déleste pas illico du poids de vivre à genoux. Déjà elle pense qu’Il n’est pas là-haut ni dans les robes noires des hommes qui trient les humains en bons et mauvais, qui punit les mères d’avoir des cheveux et les enfants parfois en les postant au milieu de la nef de l’église pour le désigner aux ragots de la populace. Déjà, elle pense qu’Il mérite un peu plus de désir et de mystère. Déjà, elle se demande ce qui pousse le prêtre à faire pirouetter, comme une grande roue de fête foraine, ce tableau noir sur lequel il a dessiné une hostie blanche des deux côtés en prétendant que l’une serait du pain et l’autre de la chair humaine, par le miracle d’un quelconque «tournez manège!» Il a beau jeu le tableau qui pivote.

Sa mère la punira. Dieu ne se discute pas. Malgré tout, c’est le ciel encore qui laisse le plus de traces, des sillons blancs, des stries comme des fermetures éclair laissées par les avions et derrière lesquelles on housse Dieu et son paradis.

Texte : Anna Jouy. Ce texte est le sixième d’une série de 14 extraits choisis de son livre « Là où la vie patiente », une autobiographie couvrant son enfance, adolescence et la première partie de sa vie d’adulte. Les 14 extraits étaient tous pris du chapitre premier : L’enfance
Photo : propriété d’Anna Jouy