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Songe d'une nuit

Je n’avais pas vraiment mauvaise conscience. Il aurait été aisé de justifier ma démarche pédagogique mais on ne me demandait rien. Ni les parents, ni la hiérarchie. Il s’agissait simplement de réenchanter l’univers désenchanté de ces gosses. La méthode n’était ni académique ni rectorale mais au moins Indianah et Alizée ne se mutilaient plus en cours. Elles dormaient, rattrapant un peu l’absence de sommeil nocturne– vivant la nuit comme seul espace de liberté. En outre, bizarrement, certains élèves revenaient petit à petit vers la lecture, et ce, de leur propre gré. Il m’avait suffi de citer Nerval :

Le rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence.

À la demande de Simon, j’avais inscrit l’extrait d’Aurélia ou le rêve et la vie au tableau et une dizaine d’élèves s’étaient débrouillés pour se procurer la nouvelle. Même si certains avaient eu un peu de mal avec la langue de Nerval, ils s’étaient fait un point d’honneur à poursuivre leur lecture jusqu’au bout. Ils avaient enchaîné avec les Histoires grotesques et sérieuses de Edgar Allan Poe lorsque, entre deux récits de rêves, j’avais glissé l’air de rien :

Ceux qui rêvent éveillés ont connaissance de mille choses qui échappent à ceux qui ne rêvent qu’endormis.

Cette citation avait donné lieu à un débat animé qui avait réveillé nombre de mes apprentis rêveurs. La classe, d’abord clivée en deux camps, avait décidé à l’unanimité qu’il fallait apprendre à rêver de manière éveillée ; en d’autres termes, il fallait acquérir les méthodes de rêve lucide dont je leur avais parlé insidieusement. Enthousiastes à l’idée de diriger leurs rêves sans l’aide d’aucune substance, ils se mirent frénétiquement à dormir…

Simon et Garance, les éléments les plus doués et les plus impliqués, avaient déjà expérimenté les deux principales techniques, l’induction de la lucidité à partir de l’endormissement et celle à partir du rêve. La première, fondée sur l’autosuggestion et l’entraînement mnémonique semblait apparemment plus accessible. La grande difficulté consistait à trouver l’équilibre entre une concentration intense pour maintenir un niveau suffisant de conscience et le détachement nécessaire à l’endormissement. Ils se rendirent sur les sites internet pour approfondir leurs découvertes personnelles. Je les mis en garde sur le sérieux des onirologues et des différents spécialistes de l’incubation onirique. Je leur proposai de faire le tri entre toutes les informations trouvées et de leur faire une synthèse de ce qui me semblait le plus adapté pour avancer dans notre démarche. Ils acceptèrent.

À ce moment-là, le principe de réalité me sauta furieusement à la gorge : je pris brusquement conscience de ma responsabilité et de ce que j’avais laissé faire dans la classe ; aussi repris-je un peu les rênes de la classe. Je leur demandai de tenir un journal quotidien de leurs rêves, en précisant que ce serait le seul devoir noté du trimestre, comptant pour seule moyenne du français. À cette annonce, j’eus le droit aux protestations véhémentes d’usage. Eux aussi venaient brusquement de prendre conscience que j’étais resté un prof ordinaire, ni plus ni moins, voire un prof à l’esprit encore plus tordu que les autres… Les plus scolaires demandèrent si l’orthographe serait pénalisée. Je répondis comme le prof que j’étais, à savoir que plus que l’orthographe, il m’importait davantage que leur récit soit bien écrit. Bain tiède et stagnant de l’autosatisfaction. Du rêve à la lecture de Nerval et de Poe, j’avais réussi en douceur à les faire écrire. J’ignorais encore que la machine était en marche et que la vie de mes élèves et la mienne en seraient à jamais changées.

Quant à mes propres rêves, ils se réduisaient comme peau de chagrin. Malgré mes diverses tentatives, je n’étais pas parvenu à diriger mes pas d’ombre vers les songes souhaités. Avant de me coucher, j’écoutais Le Songe d’une nuit d’été de Britten, espérant apercevoir les oreilles pointues de Puck ou la reine des fées, Tytania, elle même enchantée, en amour pour cet âne de Bottom. Enfin, au plus fort de l’hiver, je fis un songe…

Philomel, with melody,
Sing in your sweet lullaby !
Lulla, lulla, lullaby ; lulla, lulla, lullaby ;
Never harm, not spell, nor charm,
Come our lovely lady night.
So good night with lullaby.[1]

Le chœur des fées de la berceuse était composé d’une grande partie de mes élèves. Quant à Tytania, allongée sur un lit de mousse et de fleurs, je ne parvenais pas à identifier son visage… Après avoir écarté de mon chemin quelques serpents mouchetés à la langue fourchue et des hérissons épineux, j’approchai de la fée endormie… c’était moi ! Effrayé, je reculai, mais mon moi-fée ouvrit un œil, le referma rapidement avant de l’ouvrir de nouveau. J’ignorais si c’était un œillade ou un dérèglement involontaire de la paupière mais je reconnus le signal : c’était le geste convenu pour nous souvenir en rêve que nous rêvions. Je venais de faire mon premier rêve lucide. La joie me fit perdre tout contrôle : je m’éveillai sans pouvoir ensuite me rendormir.

[1] Benjamin Britten, « You spotted snakes with double tongue », in A Midsummer Night’s Dream

Texte : Christine Zottele