2 9 pour les cosaques

Dans la chambre qui lui avait été attribuée, elle regardait par la fenêtre la plaine autour du Fort Bastiani, les bosquets rares, le ciel plat.. elle s’ennuyait, elle songeait.

Cette photo qu’elle avait vu un jour.

Un jardin, ou du moins une idée de jardin : une plate-bande, une barrière en bois assez élégante – l’élégance des banlieues cossues – et le pan d’une maison dans un coin, avec le départ d’un escalier qui devait mener à un perron, et dessous, écrit : les enfants, Santiago-du-Chili.

Un garçonnet dans le fond, qui joue – on ne distingue pas à quoi… il semble vaguement mimer un combat contre le vide – et puis, posant, deux soeurs, une presque adolescente et une fillette près d’éclore – les cheveux courts encadrant les visages, la même robe de coton blanc, simple, et les fines ceintures de cuir, soigneusement posée sur les hanches, comme le voulait la mode de ces années là, pour l’aînée, remontée à mi-chemin de la taille et de la future poitrine pour la plus jeune, qui arrive à être boudeuse et charmante.

Un cartable au pied de l’aînée.

Elles allaient dans une école pour filles de bonnes familles, chez des soeurs, sûrement, comme leurs petites filles des dizaines d’années plus tard… mais pas dans une école pour expatriés, la colonie étrangère, surtout pour le consulat français, n’était pas assez nombreuse, et encore davantage celle pourvue de progéniture –  elles avaient peut-être des camarades américaines, espagnoles, italiennes, anglaises… les filles des femmes qui posent avec leur mère sur d’autres photos, mais pas seulement, et c’était pas forcément les amies qu’elles s’étaient choisies ..

– on voit dans l’album l’aînée, avec toujours cette finesse, cette joliesse brute, touchante d’être si proche de s’épanouir, posant dans le même jardin avec une jeune fille et des adolescentes, qui devaient être ses camarades mais qui semblent être des chiliennes, de riches petites chiliennes, on ne sait pas très bien à quoi, une plus grande maturité peut-être, une élégance un peu plus étudiée, une grâce un peu plus consciente.

Dans un salon à Neuilly, une adolescente a refermé l’album, a regardé la femme qui tricotait dans un fauteuil près de la porte-fenêtre sur les rosiers et cheminées de la terrasse, a dit  «tu vas pouvoir m’aider pour mon devoir d’espagnol»

– Certainement pas

– Tu n’as pas appris ?

– Ça a duré deux ans, et puis ce fut un an à Paris, et l’espagnol je l’avais oublié déjà sur le bateau vers Saïgon, bien avant d’y arriver.

– Tu te souviens de tes amies ? et du pays ?– vous voyez des gens autres, du peuple ?

– Je ne sais pas, je ne pense pas, j’avais, quoi ? sept ans à peu près, tu sais…

– Tu ne te souviens de rien ?

– Non, même pas de mes amies, tu devrais demander à ta mère, je me base sur les photos.

– Il y a surtout des photos de réceptions

– Oui, et de groupes de femmes en robes de satin, en biais, tailles basses, bijoux, cheveux courts ou en manteaux à grands cols de fourrure et petits chapeaux emboîtant comme des casques

– des cloches, et grand-mère toujours comme une jolie biche au milieu.

– Elle était la plus jeune.

– Pas tout à fait seule, mais la plus belle, et puis ses jambes. Encore vrai, de dos… mais ce qui m’étonne c’est Lyon, la force de Lyon…  est restée lyonnaise (oh ! m’agace quand elle me parle de mon at’lier) à travers tous ces pays où elle a vécu.. Tu crois qu’elle a connu des chiliens ?

– La bonne société, certainement, et puis les domestiques…

– C’est dommage.

– C’est normal, on n’y peut rien.  »

Texte et photo : Brigitte Celerier