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Glouton

C’était vraiment un sale rêve qui mangeait avec les doigts. Gras et glouton. Il mangeait un poulet entier. La bouche énorme dégoulinait de graisse. Il commençait par la peau qu’il avalait goulûment avant de lécher consciencieusement la graisse à chacun de ses doigts boudinés. Ce bruit de succion m’horripilait. Il n’avait pas cessé de mastiquer, déglutir et pousser des petits grognements de satisfaction tout en faisant un sort au pauvre volatile pendant le récit de mon rêve. Il s’essuyait la bouche du revers de son bras, s’accordait une généreuse rasade d’un breuvage rouge sang et recommençait avec une autre partie de la carcasse. Ne pouvant détacher mes yeux de ce rêve ogresque, j’attendais qu’il finisse son repas en même temps que mon sort. Il détachait le reste de chair d’une cuisse lorsque suspendant son geste il m’adressa enfin la parole.

  • Intitule ! postillonna-t-il.
  • Pardon ?
  • Tu te dis professeur, et tu ne sais pas ce qu’intituler stipule ?
  • Bien sûr que si, mais…
  • Évite les mais et points de suspension, veux-tu ? Alors, ce titre ?
  • Disons « Le dormeur de pages et la robe tournante »
  • Parce que tu appelles ça un vrai rêve ?
  • C’est le mien, en tout cas… J’ignorais d’ailleurs qu’il y eût… Ce serait quoi un faux rêve ?
  • On ne pose pas de questions la bouche vide ! hurla-t-il. Mange !

Avisant le squelette du volatile, dépourvu de toute chair inutile, propre, net et blanc de toute existence, je me contentai d’esquisser un geste de refus poli. De toute façon, il m’avait coupé l’appétit. C’était la vingt-septième nuit après le passage de rêves au petit matin de ce premier jour de l’automne. L’espoir de les revoir commençait à s’amenuiser, lorsqu’une nuit, au retour d’une journée au collège aussi longue que maussade – réunion interminable de concertation entre pairs , cours fastidieux après cours fastidieux, réunion parents/professeurs pour dire sa difficulté d’être parents/professeurs…

La nuit était déjà tombée depuis longtemps quand je pris la voiture pour rentrer. Je roulais sur la route de la Trevaresse quand ils débouchèrent de la forêt comme une horde de sangliers. J’eus juste le temps de me garer sur le bas-côté et de les voir traverser la route à toute vitesse. Puis, comme la première fois, à la traîne, un enfant-rêve, s’arrêta en me fixant de ses yeux phosphorescents. Un dernier sourire pâle. La course maladroite pour rattraper le autres. Après avoir rapidement verrouillé la voiture, je me mis à les suivre. Très vite, la nuit et la brume épaisses m’enveloppèrent. Non seulement je perdis leur trace mais je perdis la mienne. À poursuivre des rêves chimériques, je m’étais bel et bien égaré.

Soudain, le bruit mat et régulier d’une hélice. La toile au-dessus de l’étrange machine volante, tendue comme un parapluie à baleines, passe devant moi. Surpris, je m’arrête le long de la route et coupe le moteur. Ce furent d’abord les sons que je perçus: on aurait dit des litanies de désespérés, une psalmodie plaintive et continue sans qu’il fût permis de reconnaître le moindre mot, juste l’extrême souffrance.

Dans la profondeur de la nuit, je distinguai une mince ligne de lumière, vers laquelle mes pas se dirigèrent. La machine avait atterri sur une sorte de place au centre de laquelle se dressait une sculpture monumentale représentant un sujet mythologique. À l’ombre des statues, de minuscules créatures psalmodiaient un étrange chant. En m’approchant du socle, je lus: « La proie pour l’ombre ». Dessous, il y avait une autre inscription: « Ne cherche pas à éveiller les pages, les mots s’envoleraient à jamais… »

J’avais raconté le rêve du mieux possible mais l’ogre-rêve ne m’avait pas cru. En y réfléchissant, je trouvais d’ailleurs cocasse de raconter un rêve à un rêve… Il se méprit sur mon sourire… Je devais être tombé sur un rêve paranoïaque ; croyant que je me moquais de lui, il se fâcha tout rouge, se leva et me cracha à la figure ces mots mêlés de sauce et des reliefs de son repas :

  • Trop de points de suspension suspendent le suspens…
  • Mais…
  • Tu m’ennuies, un point c’est tout ! Pour la peine, tu seras suspendu jusqu’à nouvel ordre !

Des rêves aux mains puissantes me saisirent alors par le col et me suspendirent à la branche d’un arbre, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Je me retrouvai seul, les jambes et les bras pédalant dans le vide. Impossible cependant de me dépendre de cette fâcheuse posture.

(à suivre)

Texte : Christine Zottele