Sur le texte et le projet musical :

« Souvenir », tel est le nom sobre de ce texte profond et dense du peintre américain Elliott Wall, se veut être une réflexion audacieuse sur l’art, la créativité, autant que sur la perception du réel et la nature de l’existence. L’auteur évoque des rencontres « rares » (celles qui font parfois office de révélation), des expériences et lieux singuliers, de manière symbolique et allégorique. Ce texte puisant dans 25 siècles de thèmes philosophiques explore l’éthique artistique, la relation entre l’artiste et le public, l’esthétique et ses corollaires que sont la beauté et l’horreur, ainsi que le processus complexe qu’implique la créativité.

L’auteur aborde également des questions sur la conscience et l’influence de l’environnement sur notre perception du monde. Il se penche sur la manière dont l’art peut stimuler cette conscience et inspirer, et sur la distinction entre expression individuelle et produit de masse.

Le texte explore également, sous des angles métaphoriques et judicieusement choisis, des sujets liés à la conception du temps, à notre propre mortalité, à la complexité des émotions et à des notions d’ordre transcendantal trop souvent marginalisées dans les débats d’aujourd’hui.

Ce texte qui ose à la fois l’universel et le post-contemporain (en égratignant l’IA, par exemple) nous invite à considérer la vie comme une expérience artistique, à embrasser la créativité et à explorer les mystères et le merveilleux dans l’existence, une carte cosmique à la main.

Traduction : Eric Tessier

Script—1.1


Tout comprendre c’est tout pardonner. — Léon Tolstoï

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Nous nous sommes rencontrés à la lueur du matin dans un parc tranquille et sans soleil, puis nous avons fait ensemble un court trajet jusqu’à une structure architecturale qui évoquait une imposante lanterne noire… une sorte de musée assez semblable à une chapelle séculière, et les portes nous étaient déjà ouvertes. L’intérieur est caverneux et sombre mais d’un blanc doré, et il n’y a pas de point focal clair, les contours de la pièce y étant indistincts — seul le plafond voûté semble visible, tessellé d’un motif simple. Il y a des galeries latérales, ainsi que des passages qui ne conduisent probablement qu’à eux-mêmes. Tous les sons se diffusent complètement comme si nous étions dans une cathédrale, mais nous ne disons rien, et nous sommes seuls. Je suis si heureux d’être avec toi.

Il est temps de créer.

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Le plus grand art n’a pas d’image, et la plus grande philosophie, de mots.

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L’art ne prend pas position, car l’art ne peut être ni faux ni vrai comme une opinion pourrait l’être — peut-être l’art prend-il la forme d’une question, du fait d’être plutôt en dehors du monde des faits vérifiables. Comme il n’a pas de position ou de valeur de vérité, il ne peut convaincre personne de son propre mérite ; l’artiste non plus, car s’il le pouvait, il choisirait sûrement toujours de le faire… Par honnêteté, compassion et humilité, au moins, nous devrions à juste titre éviter l’éloquence et l’art de la persuasion en général. Même la logique est une arme lorsqu’elle est utilisée pour contraindre. L’observateur — le public — est le compagnon et le collaborateur qui décide de la nature d’une expérience. C’est par ce processus que toutes les choses sont amenées à l’existence, puisqu’avant d’être observées par une conscience, les choses ne peuvent ressembler à quoi que ce soit, ne peuvent posséder aucune qualité, ni même exister de quelque manière que ce soit. Pour cette raison, on peut dire que la conscience est la substance de l’unité fondamentale, et qu’elle assume son statut ontologique unique du fait de sa capacité à attribuer une finalité à toutes choses, et qu’une capacité réduite à cet égard entraîne une conscience proportionnellement plus faible.

À l’origine, l’art faisait partie du rituel, puis le critère de réussite s’est déplacé pour servir les exigences du portrait funéraire eidôlon, de l’idéalisme et de l’étude de la forme esthétique. De l’étude de la forme esthétique est née la mimêsis de la forme particulière. Plus une œuvre d’art est de qualité, plus elle est conforme à un référent particulier. Ensuite, le référent a changé pour devenir l’incarnation de l’artiste, et l’Expression, la propriété vitale. La communication de masse et l’application psychanalytique scientifique aidant, le programme instrumental a pris de l’ampleur, l’utilité effective de l’art et de toutes les entreprises humaines est devenue la valeur primordiale. Le concept ouvert est l’observation que personne ne peut, ni même ne doit, déterminer entièrement ce qui ressort de l’art ou non. En fin de compte, une œuvre d’art est un succès si elle stimule un sens de finalité en élevant la conscience, et si elle inspire ; accomplir cela pour un observateur plus conscient peut être plus ou moins difficile.

Lorsque les moyens de production ou les techniques de création artistique sont assimilés et systématisés, l’art est réduit à la technique ou à l’artisanat. L’art s’épanouit lorsque ses effets sont insondables, alors que dans la mesure où l’on peut prédire l’effet d’une œuvre, l’art est une technique ou une manipulation. L’art doit rester mystérieux, rare et insaisissable. Nous vivons à l’ère des miracles, mais on ne devrait pas le souhaiter, car c’est ainsi que le miraculeux devient commun. L’art ne doit pas devenir un autre canal de satisfaction des désirs. Le plaisir, comme il a été dit il y a longtemps, ne peut être notre quête ultime, puisque même les enfants, les êtres asservis ou les animaux peuvent en être imprégnés — et pour autant, nous ne nous satisferions pas de vivre ainsi.

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Un artiste éprouva des doutes lors de la vente d’un tableau qu’il jugeait nécessaire — dès le départ, il savait qu’il créait quelque chose qui plairait à un certain collectionneur, et il ne lui semblait pas approprié de faire plaisir à quelqu’un de cette façon. Personne n’est la marotte de quiconque. Le tableau n’était en rien différent de ce que l’artiste avait déjà souhaité faire, c’était plutôt le fait de savoir que ce tableau pouvait avoir un ascendant sur autrui qui s’avéra troublant. C’est l’artiste désespéré qui vit selon l’adage : « Si tu ne peux pas faire quelque chose de bien, fais-le en grand, et si tu ne peux pas le faire en grand, fais-le en rouge.” C’est pour cette raison que dans le domaine de l’art, nous nous méfions de la sentimentalité autant que des manières d’imposer au public ce qu’il doit ressentir. La description ne doit pas être explicite, et comme pour l’invitation au public à un sentiment, l’artiste ne doit pas non plus dicter la façon qu’il lui faut de visualiser, d’imaginer ou de rêver. De toute façon, ceux aptes à le faire sont déjà là.

L’art doit autour de lui créer des perturbations constantes, de sorte que tous ceux qui y sont impliqués, de l’artiste au public, soient amenés à découvrir qui ils sont vraiment. Un jour, un potentiel acquéreur se trouvait dans l’atelier d’un artiste et resta un moment à contempler en silence un grand et coûteux tableau représentant une Aphrodite aux proportions héroïques, étincelante et glabre. L’artiste intervint discrètement pour proposer de négocier le prix, mais le client l’interrompit en s’écriant : « Ce n’est pas une question d’argent… c’est que je n’ai pas le courage d’acheter ce tableau.” L’art est un test, et tout ce que nous adoptons dans notre vie est une trace de cette activité qui commence avec le temps à former une sorte d’autoportrait.

Ne faire appel qu’à ce que le public sait ou désire déjà, c’est le desservir, et l’artiste devient alors un technicien ; cependant, si l’œuvre est trop difficile, le public s’en détourne, comme s’il se sentait agressé. Nous vivons dans une culture de la marchandise où l’impératif général est de donner aux gens ce qu’ils veulent et de ne pas leur donner ce qu’ils ne veulent pas, mais l’art n’est pas une marchandise. Il est inutile de créer de l’art que le public accepte déjà totalement.

L’image apotropaïque — qui est comme l’égide médusienne d’Athéna, l’image de l’horreur utilisée pour se protéger de l’horreur — peut aussi être belle pour celles et ceux qui voudraient en faire une arme, il ne faut donc pas déclarer la guerre à la Beauté. Comme on le voit pour le surréel ou le vulgaire, il n’est pas difficile de choquer les masses, ou de les amuser par la nouveauté ou l’incongruité, qui sont des éléments propres à l’humour. Un jour, un professeur d’art qui passait dans l’espace de travail des étudiants après les heures de cours, y aperçut un jeune homme prometteur, solitaire et appliqué qui travaillait méticuleusement sur un motif floral. Après avoir regardé ce travail, le professeur lui demanda : « Où est votre intellect ou votre sens de l’humour dans cette création ? » — une question tout à fait légitime. Une réplique assez juste est de demander où est l’intellect dans l’humour, ceci constituant probablement le malin plaisir que l’on éprouve au regard de sa propre supériorité supposée sur autrui, sur les incompétents, les incultes ou les idiots. Se moquer d’une chose, ce n’est pas la critiquer, mais l’invalider, la soustraire à la critique — la parade parfaite dans une époque anxiogène où l’on devient aisément sa propre caricature. À bien y penser, c’est consternant.

Comment reconnaître l’intelligence ou l’humour quand on est en leur présence, le contexte fluctuant sans cesse ? Car l’avant-garde d’une époque peut être à une autre époque tout juste un moyen d’assortir les torchons avec les serviettes. Ou peut-être que c’est une critique sociopolitique — de dire que c’est bourgeois, et que dans une société œuvrant à un travail véritable, il n’y aura pas de temps pour de telles indulgences. Dans un cas comme dans l’autre, la distinction de classe est un obstacle, et elle flirte avec le philistinisme pour faire entrer le concept au sein du tableau. Car ce qui nous indigne vraiment, à juste titre, c’est l’immédiateté avec laquelle on peut se prémunir et exulter dans un sentiment, comme s’il s’agissait d’une prescription pharmacologique — ainsi que les absurdités selon lesquelles le sentiment serait soit une fin en soi, soit un simple moyen de parvenir à une fin. Considérons le sort de l’action et de la conscience humaines si l’on pouvait, en prenant une pilule ou en suivant quelque instruction, atteindre de manière prévisible le sentiment d’homéostasie psychologique souhaité, sans qu’il soit nécessaire d’avoir œuvré en bonne et due forme, ou sans formalités, présentation ou invitation préalables. On peut se demander si l’on considèrerait comme bienveillant le simple fait d’acquérir d’une manière ou d’une autre le sentiment d’avoir été bienveillant. Une vertu ne peut être trouvée dans un quelconque sentiment de satiété, tout comme l’art n’est pas dans un objet. L’aura d’une expérience, avec l’art à l’ère de la reproduction mécanique, est l’authenticité existentielle qui prévaut lorsque l’on ne se contente pas d’assouvir des désirs, mais que l’on travaille de manière authentique et créative avec les autres au sein d’un groupe — ce qui ne peut jamais se produire de manière impérative, ou à la demande, ou de manière solipsiste. Il s’agit là de notre héritage spirituel.

L’art ne se trouve pas dans l’objet lui-même, mais dans cette aura. Nous ne pourrons que nous poser la question de savoir pourquoi nous pensons que quelqu’un a choisi de faire, de dire telle chose ou d’agir de la sorte. Le monde que constituent toutes les excellences artistiques connues est multiple et, par définition, surprenant, et l’on se doit de trouver des affirmations pertinentes. Les limites cognitives et humaines font que, dans l’ensemble, nous peignons les mêmes images et racontons les mêmes histoires ad vitam aeternam, et que l’humanité est un agrégat de désirs, où lorsque quelqu’un n’a pas une certaine pulsion, on le pense dépourvu de substance, comme on le voit avec ceux qui, tragiquement, ne sont pas touchés par les muses ; aussi, si l’humanité n’avait pas la moindre limite, elle n’aurait pas de cadre ou de domaine, et nous n’aurions pas la faculté de discriminer : si l’on nous donnait un stylo, ou mieux, un instrument au pouvoir absolu, et une toile d’une grandeur indéfinissable aux possibilités illimitées, nous ne saurions pas comment exécuter un quelconque mandat créatif, car tout effort serait impossible à qualifier. La créativité est coextensive à la liberté en tant que telle, et au pouvoir de séduction, et il doit y avoir de la subjectivité, du mystère, de l’ineffable. Telle est la thèse de Duchamp. Il s’agit de nous orienter vers le numineux en nous montrant où accomplir nos activités proprement humaines et où trouver la sortie. Vous pensiez que le salut se trouverait dans un objet quelconque, vous vous êtes trompé. »

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Il y a des excellences que nous ne voudrions pas nous autoriser même si nous pouvions le faire — le désir lui-même est une limite. Et si l’artiste était vraiment conforme à ce qu’il est, il ne choisirait sûrement pas de faire de l’art, devenant plutôt quelqu’un qui « participe aux jeux », et en effet, les attributs du succès sont bien compris, et sont une question de simple artisanat, et l’artisanat est une donnée. Ensuite, en cherchant à se libérer, il est trop facile de ne se libérer que dans sa propre conception limitée de la libération. Nous travaillons avec des désirs et des limites tels que nous les connaissons. En appartenant à un groupe, on n’obtient pas automatiquement toutes les vertus du groupe, mais on peut facilement être contaminé par ses vices, car le mal est plus puissant que le bien : une seule malhonnêteté peut facilement détruire une vie honnête, et une œuvre d’art irremplaçable peut être détruite d’un seul coup. La réfutabilité rend non seulement certaines affirmations, mais aussi de nombreuses questions, irrecevables, ce qui prévaut aussi dans l’art. Un questionnement ne peut pas être faux, mais il peut manquer de réfuter, et il ne peut que présupposer ce qu’il s’est efforcé de prouver. L’art le plus abouti engage avant tout nos sensibilités critiques et idéalistes, et la question ultime sera toujours de savoir comment, si on nous le demande, défendre nos actions.

Qu’il s’agisse de beauté ou d’horreur, le monde est imprégné de l’une comme de l’autre, chacune étant facilement accessible, et comme nous l’avons vu, il n’est pas bon que quelque chose le soit trop facilement, cela conduisant à une dévaluation et à une marchandisation ; nous aurons bientôt des mécanismes d’intelligence artificielle qui fourniront une surabondance de ces deux dernières, et de toutes sortes de stimulations et d’épuisements, sans parler de l’imminente masse artificiellement inintelligente de l’humanité objectivée. Si l’art doit être un produit, ou seulement représenter un état du cerveau, les automates élimineraient complètement les artistes, ainsi que les relations humaines. Un composite a été réalisé à base de tous les plus beaux visages, et le résultat était un visage des plus fades, sans vie. En regardant dans l’abîme de l’inquiétude, on découvre toutes sortes d’horreurs, même l’horreur d’une beauté harmonieuse absolue qui nous regarde en retour.

Des œuvres analogues représentant la beauté sont incomparables, et même inqualifiables, et aucun principe de plaisir ne saura l’expliquer. Nous voulons aimer l’artiste qui sait faire de belles choses, mais non pas parce que nous aimons celui ou celle qui nous procurent du plaisir. C’est parce que la beauté nous inspire, et nous voulons participer à la même inspiration que l’artiste. Certains disent que tout le monde, au fond, recherche le pouvoir — sur soi, sur les autres — et de nombreuses interprétations sont offertes pour que cela paraisse plausible, car c’est un moyen utile et rentable de préparer les consommateurs et les soldats, et pratique pour justifier la poursuite du plaisir à tout prix. Mais peut-être que chacun de nous souhaite simplement être utile, ce qui est très différent du fait de détenir le pouvoir, car être utile, c’est avoir des obligations envers les autres : c’est un privilège. Devenir autant que possible une source d’inspiration, avoir un esprit. La volonté de puissance est sûrement la volonté de réaliser, de créer. Avec la matière morte, deux objets ne peuvent pas occuper le même espace — dans la création, il n’y a pas d’objets et d’espace en tant que tels.

Nous nous sommes aventurés mais de manière raisonnée dans les profondeurs de ce palais — ou s’agit-il d’une institution déclassée et oubliée ? Il est difficile de savoir comment l’appeler. Certains diraient, « Espace subarachnoïdien ». C’est un peu surprenant et obsédant de voir qu’il y avait autrefois un escalier qui nous aurait emmenés encore plus haut, mais qu’il gît depuis longtemps à même le sol là où nous nous trouvons. Le plafond blanc, évoquant l’apparence du papier, est bien au-dessus de nous avec un trou béant là où se trouvait l’escalier. Le niveau supérieur est à peine visible, seuls les murs et le plafond semblables à du papier eux-mêmes sont à nouveau visibles… un endroit que personne n’a pu atteindre depuis très longtemps…

Je me demande ce qu’il y a là-haut ?

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Pour que soit une idée, une motivation, une action ou une œuvre d’art trouve une instanciation, il faut identifier son but, et avant cela, pourquoi une chose devrait être faite au détriment d’une autre, et comment elle devrait l’être, les jugements qui constituent l’accomplissement de ce but, ainsi que les qualités de ce qui existe en contraposition ; et ainsi pour rendre compte de la condition humaine et de la nature de l’existence, étant donné qu’il s’agit d’une étude de la conscience et de la métaphysique dont nous devons disposer pour avoir confiance en ces hypothèses ou réalisations — sans oublier la cosmogonie, puisque tout sens d’unité et de continuité doit dépendre de la cause et de l’effet, de l’ordre, et non du chaos comme il est souvent dit.

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Comment est-il possible qu’il puisse y avoir quoi que ce soit ?

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Il doit y avoir une masse noétique suffisante pour distinguer la forme du fond.

« Toute ligne ascendante est une ligne jeune »

Nous faisons une pause à l’instant pour nous reposer et apprécier le passage du temps. Le calme, dit-on, n’est pas le silence, mais l’absence de bruit. De ce côté-ci de notre… maison ? — à travers un long couloir ombragé et étroit (d’où émane une odeur désagréable, mais quelque peu vivifiante, de soie pourrie), c’est plus calme que jamais, mais l’air est animé d’un vacarme assourdissant, qui s’amplifie à notre approche…

Nous sommes agréablement surpris que le plafond et le toit se soient effondrés ici… le vent a transporté des graines sur le toit où une forêt a ensuite poussé, et lorsque le toit a cédé, la forêt est tombée jusqu’ici où maintenant nous nous trouvons, et désormais tout est à la fois splendeur et ruine. La lumière du soleil, curieusement polarisée, pénètre partout, et il y a une brume tropicale. Une flopée d’oiseaux y ont trouvé refuge. Qu’est-ce que cette pièce était auparavant ? Les vestiges de ce qui fut autrefois, avec ses rosaces et ses motifs ornementaux, ne se réduisent pas à de simples artifices ou banalités, mais incarnent plutôt la douceur, l’humilité et l’émerveillement. Qu’on les appelle écoinçons, épiphénomènes ou inventaire des pressions sélectives, il n’y a pas de pouvoir explicatif qui puisse être trouvé dans la compréhension réductrice du langage ou dans les subtilités d’une poésie raffinée. Tout a déjà trouvé sa pleine expression.

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Il y avait autrefois un autre endroit où se perdre ou bien se retrouver comme celui-ci, un sanctuaire fait de fragments de bois mis au rebut et découpés en briques de taille régulière, ainsi que des restes d’une maison qui avait brûlé. L’entrée était enveloppée d’un tissu sombre, et n’était assez grande que pour permettre à une personne d’y entrer à la fois. C’était extrêmement petit à l’intérieur, et à travers les murs fissurés, passait la lumière des étoiles dans un noir profond. Après un certain temps, l’intérieur s’illuminait soudainement et le suppliant se voyait sans crainte accorder une vision. Puis tout s’obscurcit et il est temps de sortir. Par la suite, on peut tenter de partager cette vision ineffable avec quelqu’un, mais on échoue invariablement — une expérience subjective avec soi-même ne possède pas de réalité objective connue. Nous sommes dans l’obscurité, faisant signe à qui veut bien prêter attention : nous sommes Ici…

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Il n’est pas naturel de penser même à un autre cadre lorsque nous sommes tellement absorbés par celui-ci. Toutes les distractions habituelles sont oubliées, et nous sommes très alertes. Forts d’une conscience accrue. C’est être littéralement arraché à une vie pour être déposé dans celle que nous avions appris à ignorer — détourner les yeux de l’écran de cinéma et réaliser que nous sommes dans une salle bondée, voir la silhouette du public devant nous, puis se retourner et apercevoir des visages bleus illuminés qui regardent vers le haut avec espoir — être pleinement conscient pour la première fois depuis peut-être l’enfance, quand la réalité était sans filtre. On voit le bleu du projecteur partout maintenant. Les jeunes artistes semblent toujours avoir une phase où ils peignent des visages bleus ou étudient les yeux sous un autre angle.

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Dans sa jeunesse, John Stuart Mill fut amené à contempler sa propre mortalité en estimant qu’un jour la musique elle-même mourrait, car les permutations de mélodies et de rythmes musicaux seraient épuisées et qu’il ne serait plus possible d’innover. Il ne savait pas que de nouvelles formes seraient découvertes et deviendraient prédominantes, et que, par conséquent, les conventions musicales de son époque seraient un jour relativement réduites — il n’en reste pas moins que le jazz a ses propres ornementations et règles formelles. Dans la lettre annonçant son suicide, le peintre néoclassique John William Godward écrivit : « le monde n’est pas assez grand pour moi et pour un Picasso.” Dans un cas, l’artiste ne savait pas que l’art continuerait à vivre, et dans l’autre, que l’art avait déjà disparu.

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C’est le vrai sens de « la vie imite l’art »… vivre à travers des formes imposées. Comme lorsqu’on dit : « Je ne suis pas ce que je pense être et je ne suis pas ce que tu penses que je suis ; je suis ce que je pense que tu penses que je suis« , le soi est une histoire discursive et un système d’actes illocutoires, dont l’être matériel est sans cesse remis à neuf et remodelé, de sorte qu’il ne reste à aucun instant que cette histoire, fiction nécessaire ou conte de fées. Ainsi, l’histoire, notre sujet, n’est pas seulement la source de l’action, mais son propre objet, car à travers l’acte de conjurer, on devient sorcier. Notre pratique revient à jeter un sort…

Les œuvres que l’on se devrait d’accomplir et la manière de les réaliser ne peuvent pas être déterminées à partir d’une simple description, ou de Ce qui est, mais soyons assurés que nos œuvres seront néanmoins tôt ou tard interprétées comme telles. Et même si l’on devait croire que toutes les choses ne doivent être faites que par intérêt personnel, la somme de tous les intérêts et de leurs considérations peut être cependant vue comme autant corrélée que ses objets, le soi devient trop dilué pour former une conception utile ou honnête. En revanche, l’âme, comme le souligne Aristote, est si certaine qu’elle est « cette chose pour laquelle nous sommes prêts à mourir ».

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Il n’y a pas grand-chose d’autre à ajouter ici.

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Cette excursion dans la boîte noire, la lanterne magique ou la salle de cinéma vide, qui a commencé à devenir une visite fragmentaire du tout ou du rien, est pour l’instant arrivée à son terme. Il est temps de créer — acceptons donc l’invitation à être étranger ou vagabond, pour flâner dans l’air du soir et étreindre la vie.

Traduction : Eric Tessier

Sur l’auteur :

Elliott Wall, Portland, Oregon, le 10 août 2023

Je suis né à Memphis, dans le Tennessee, en 1974, et j’ai eu une jeunesse itinérante et peu conventionnelle : ma mère et mon beau-père étaient administrateurs de maisons de retraite et étaient chargés de redonner vie à des établissements qui n’avaient pas été inspectés ; après un an ou deux, lorsque la situation s’était améliorée, nous déménagions dans une autre ville, généralement quelque part en Floride, « la capitale mondiale de la retraite ». Avec tant d’après-midi, de week-ends et d’étés passés dans ces endroits transitoires, je peux dire en toute sincérité que j’ai grandi dans des maisons de retraite et des EHPAD, et que j’ai même vécu une fois dans une tour de logements pour retraités pendant une sorte d’interrègne de quarante jours. Alors que tous les autres enfants de mon âge étaient à l’école, j’étais seul, reclus dans un appartement, à regarder des rediffusions des années 70 à la télévision, à dessiner, à lire des bandes dessinées ou Madeleine L’Engle, à errer dans les couloirs vides, à jeter un coup d’œil dans des salons silencieux, ombragés et déserts, ou parfois à descendre de l’ascenseur un peu trop tôt et me retrouver dans une étrange copie conforme de l’endroit où j’étais censé être. Il arrive que ce genre d’accident fortuit se produise encore aujourd’hui, un réveil que je vois comme salutaire quand je découvre que je suis passé inopinément de l’autre côté de « la barrière », pour me sentir comme peut-être Monsieur Hulot dans… un film de Tarkovski ?

C’est une obsession de ma vie, l’authenticité et l’incommensurabilité humaine — ne pas s’intégrer et ne pas vouloir s’intégrer, être légèrement déphasé et incomplet. Mon vœu ultime pour atteindre ce genre de liberté est de trouver une maison en dehors des États-Unis, en quelque lieu, de quelque façon — un lieu sûr, inspirant la beauté, un lieu où leurs problèmes ne sont pas les miens, puisque si je ne l’aime pas, je peux m’inviter à le quitter… ! Mais je ne peux prétendre avoir fait ce choix. Le monde serait meilleur si nous étions tous des anonymes, humbles devant tout ce qui est nouveau et merveilleux, plus proche du langage naturel, sans que nous nous cachions derrière le prosaïque et le sempiternel théâtre du quotidien.

Ne pourrions-nous pas en faire une biographie ? Une « esquisse de vie » tournée vers l’avenir.

Comme mon épouse et moi avons un enfant en bas âge, je n’ai plus le temps ni l’énergie nécessaires pour peindre sur toile les personnages et les scènes grandeur nature comme je le faisais depuis que j’avais quitté les beaux-arts au milieu des années 90. J’ai cependant trouvé un moyen de continuer à travailler : chaque matin, à chaque heure du déjeuner, chaque fois que je peux mendier, emprunter ou voler du temps, je travaille un peu à peindre des scènes et des formes avec de la matière sonore et vocale. Imaginer que le public porte l’un de ces audiophones utilisés dans les musées pour le guider dans une visite… non pas de mon art, car ce serait une course folle que d’essayer de tout décrire, mais plutôt de l’espace. Le terrain ou l’architecture des idées sur lesquelles l’art est fondé. L’art lui-même dans sa totalité, avec les motivations et les sensibilités qui le sous-tendent. L’art n’est pas une chose, ni un produit avec une quelconque spécification, mais un système d’interactions humaines, une démarche éthique et un contrat social. C’est pourquoi la philosophie sur l’esthétique a toujours semblé si superficielle, elle est toujours restée les mains vides, car incapable de produire une caractérisation de l’Art et de la Beauté. Il n’y a rien à découvrir ou à créer en soi, car cela ne ferait que prouver une caractérisation de nous-mêmes. C’est comme regarder un code informatique sans pouvoir l’interpréter ou le calculer. Faire de l’art, de la poésie, c’est être juste et beau.

Traduction : Eric Tessier