Au fil de monologues et d’un épilogue, ce texte-pièce de Jean Dupont déploie une impressionnante réflexion sur le récit. Comme le lieu d’une expérimentation infinie. Mise en abîme, que l’on pourrait résumer par cette seule phrase issue de « Plongée d’hiver » : « tout se fait et se défait en moi ».

L’éternelle ambivalence du langage face aux mille chemins qu’une histoire – que l’Histoire ? – peut prendre. Avec ce texte, d’une profondeur et densité sidérante, Jean Dupont s’inscrit dans le travail d’un Bernard-Marie Koltès. De cette approche théâtrale radicale où la solitude est une parole déréglée proche de la folie. Elle déploie pourtant un univers au-delà du réel, aux limites surréalistes, mais surtout aux confins de ce que la poésie permet. C’est-à-dire à peu près tout, une fois que l’on a compris qu’elle est la perturbation absolue du discours. Les nuages parlent, le récit n’est qu’une énigme, un mystère. Et la scène le réceptacle d’un secret. L’éclairage de l’exil, d’une étrangeté consubstantielle à l’existence.

Cette étrangeté que le langage ne parvient pas à cerner. Sauf si l’on recourt à la poésie. Dont la puissance agit comme une véritable force de déplacement mental. « Plongée d’hiver » nous oblige à cette confrontation. Beauté pure du texte qui transcende l’évidence première, la matérialité trompeuse de la logique langagière et d’une narration cohérente. Cette illusion à laquelle on s’attache, avant de s’y résigner. L’abandon du rêve, d’un champ des possibles. Jean Dupont fait de la scène le lieu de la renaissance. Voire de la révélation. Le récit n’est qu’une construction reposante mais terriblement limitée, comme une prison mentale, dans laquelle l’humanité finit par échouer. Le malheur commence très exactement là. Quand toutes les portes du récit se referment sur elle. Une échappée est possible.

Yan Kouton

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Parler d’un texte, est toujours un exercice risqué, d’autant plus quand il s’agit de l’introduire à quelqu’un. Cela demande une certaine forme de délicatesse, afin qu’une première lecture n’empiète pas sur l’autre. Y conserver un espace, donc. Une ouverture.

Quoi dire, et ne pas dire ? Et surtout, comment le dire ? Par où commencer ? Et où s’arrêter ?

Dans la mesure où Plongée d’hiver résiste, échappe, (et c’est peut-être là son geste initial) à qui voudrait l’attraper dans les catégories littéraires existantes, il va falloir tourner un peu autour. Ni tout à fait roman, ni tout à fait poème, ni tout à fait théâtral au sens aristotélicien, ni tout à fait théâtral au sens romain, ni tout à f… on s’y perd rapidement. Pourtant Jean Dupont a tranché : il affirme et défend ce texte, comme d’ailleurs tout le reste de son travail à ce jour, comme étant du théâtre.

Il entend par là une certaine qualité de parole, au sens où comme le dit Philippe Lacoue-Labarthe

la phrase – la littérature – est orale.

Il y faut la voix.*

La voix, et donc aussi le corps, une certaine qualité d’écoute et de présence. Il faudrait essayer de lire comme un acteur ou une actrice le fait : lire, non pas avec emphase et expression, mais avec attention.

Lire avec son corps, avec les yeux, la langue, la main, les oreilles, le nez, la peau, les poumons.

Lire pour sentir, pour respirer,

lire comme on s’en va marcher en forêt, curieuses, craintifs, à l’affût

de tous les bruits

de tous les corps

de toutes les voix

Lire sans s’inquiéter de ne pas comprendre – on comprendra

Plonger

(*Phrase, Philippe Lacoue-Labarthe, éditions Christian Bourgois)

Mathias Rouche – metteur en scène du spectacle tiré de la pièce

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Extrait :

« non – non – je ne peux pas voir cela – non – je ne comprends pas ce que tu dis. Je ne comprends pas ce que tu dis, non, Non ! je ne comprends pas ! – ta parole continue, ta parole continue, ta parole ne passe pas – ta parole n’est pas le couteau dans le ventre : pas plus la pierre jetée dans l’eau elle est l’impact qui n’arrête pas de rayonner et traverse mon corps, la lumière d’un soleil qui éclabousse. Je ne peux pas « Je ne peux pas » voir cela, et tout se noie autour • Mais ! Mais si je ferme les yeux, comme deux ailes deux rameaux deux volets, si je ferme les yeux et si comme un oiseau plonge dans un lac je peux oublier ta parole si comme fondue à cette seule et absolue fossile-vague-chute-soleil-clochette direction je peux descendre ta gorge, poitrine, ramper,, trempée,, dans la bouche ouverte et tellement heureuse du ruisseau dans le bruit de l’eau qui coule dessous mon ventre dans le tunnel-tu ne m’aimes plus peur-pâte-râle-ravale où mes oreil’les tom’bent et où mes deux mains deux deux pieds s’enfoncent s’enfoncent s’enfoncent dans le trou introuvable où l’on touche le visage des secrets avec des doigts neufs : « et que et que » : et qu’enfin arrivée à cette seconde rouge et vivante cette seconde-mal moment mauvais_cette seconde comme un animal « et que », où ce mot MAUdit de « pirAte » est rentré comme un ver : si arrivée à cette seconde et si celle-ci entre mes mains (mains amoureuses trop amoureuses) si arrivée et si à cet instant je peux parler enfin à ton cœur, : alors je ne te changerai pas, alors je n’en aurai même pas envie, de te changer te dire de rester ou seulement de me donner un regard comme avant ; je tournerai, je tournerai ton cœur, les rires d’enfants, les joies invasives que tu as semées partout dans tes sillons, dans tes tourbillons [quelques-unes en moi ont germé], tout, je tournerai tout, les années parties en courant, nos deux mains qui ensemble ont poussé comme un fruit, chacune dans la bogue de l’autre, je tournerai ma mère, mon père mon frère et Tout ! Tout ce que l’amour a fait perdre a fait aimer perdre à ta liberté et être vaincue, Tout, je tournerai tout vers cette forêt qui te protège, vers cette immense famille qui t’aime, et vers cette guerre qui est la nôtre, qui marche sur ses deux jambes et qui nous regarde. »

Plongée d’hier – Jean Dupont – Editions QazaQ – ISBN : 978-2-492483-59-2