Quand on est enfant, on ignore qu’il s’agira de chair, de corps, de la forme délicate ou non d’un visage, de poitrines avenantes, d’esplanades callipyges. On ne sait pas que ce sera ça l’histoire de sa vie, la trame de ses amours. Quand on est enfant, on ne sait pas que tout est déjà inscrit dans ce corps fourbi par le hasard des gènes, le hasard de l’heure, d’une rencontre qui va estampiller l’amour ou non au cœur des cellules, de chacune des cellules. Un jour, on plaira ou pas et il ne s’agira pas de dire ou même de se convaincre que le cœur choisit. Ce ne sera pas vrai. Quand on est enfant, on ne comprend pas qu’on a été fabriqué sur un modèle, une échelle de séduction qui signera les formes d’amour auxquelles on saura prétendre. Heureusement qu’il existe nombre de formes d’amour qui iront de l’amitié, du copinage à la passion, de l’amour pur à l’amour vache… Mais qu’on le veuille ou le rejette, l’enveloppe de la chair contient les tickets gagnants et perdants. Les amours se feront à la fortune de la peau.


C’est parce qu’elle l’a aimé enfant que ce fut un véritable amour. Parce que d’une enfant, parce que d’un seul cœur, que ce fut intense, grave et sans calcul. Elle n’avait pas de corps, voilà et elle ne lui en voyait aucun. Elle ne disait pas il est beau, il est laid. Et elle ne l’aurait pas entendu non plus si on le lui avait fait remarquer. Elle ignorait l’apparence ou plutôt tout de celle-ci lui paraissait normale et aimable. Et pourtant ce n’était pas le cas. Elle n’avait pas choisi de l’aimer, pas élu parmi d’autres, sélectionné au sas des phéromones. Elle n’aurait pas pu expliquer pourquoi cet être inconnu en réalité, sa personnalité ignorée tout autant, sa silhouette, ses gestes qui probablement n’avaient rien de si particulier, ont incité à l’amour exclusif et fort d’une gamine. C’était un homme tellement plus âgé qu’elle, qu’elle croisait durant la semaine, pas souvent, un homme difficile, parfois méprisant, souvent hargneux et batailleur, un oiseau de mauvais augures pour ses pareils. Et son cœur qui se donne tout entier, sans raison, sans vouloir, sans que la tête n’y trouvât à y redire !


Et lui, a-t-il aimé un jour aussi avec son enfance toute entière. Car c’était avec ça qu’elle l’aimait. Comme si à ce moment charnière de la vie où elle allait devenir une femme, elle avait eu le désir de rassembler son enfance autour d’elle pour lui donner une dernière chance d’exister. Elle n’était encore qu’elle-même. Et ce corps qui allait l’abandonner incessamment pour devenir un inconnu, un traitre à la joliesse de l’enfance, devinait-il qu’il fallait faire une place à un cœur qui allait perdre toute fonction tantôt ? Pourquoi pas ou peut-être pour donner quelques lettres de noblesse à un amour risible et que l’on pourrait balayer de la main si simplement, alors qu’il recèle une perfection éternelle.


L’homme en aurait ri de le savoir, c’est dans la juste ligne des amours enfantines. Pourtant, dans le chapelet des histoires, celle-ci résonne juste. Son corps a manqué. Il n’a pas eu à prendre l’amour à ses pièges comme c’était sa tâche. Il a failli, il a trahi. Il ne convenait pas. Il n’a rien noué à son cœur. Mais à cet âge-là, rien de tout cela ne lui était demandé, il aimait sans troc, sans échange, sans mesure. Il est si simple de retrouver alors ce bonheur de le revoir. Elle pourrait l’adjoindre aux histoires sans épilogue heureux, mais l’amour enfant est par chance un sentiment qui a le bon goût d’être éternel.


Il a dû lui apprendre à déposer son secret sur des pages blanches et à semer dans ce silence les graines des impossibles vies.

Illustration : « Femme » – Anna Jou

Texte : Anna Jouy