BUCAREST

Sur tes trottoirs enduits de poudre, des séraphins ivres se laissent aller, jeûnent à coup de temps mort, de petits compromis fumeux dans l’amnésie du soir. Ici, on s’arrange comme on peut avec les trocs. À l’ombre des blocs, les journées se grignotent, se recrachent aussitôt.

Sur tes boulevards, les volants, à coup d’aigreurs bureaucratiques basculent. Klaxon contre klaxon, les mouettes mitraillent le sol. Tout s’étiole lentement. Les ancêtres en file indienne se prosternent devant le pope : un cierge allumé au nom des exilés.

Les gloires statufiées veillent au grain. Sur tes places éventrées, boyaux et viscères du faste d’antan. La vie s’accroche à des relents de beauté. Des cratères sur le pavé, les gamins improvisent. À saute-mouton pieds nus et hop dans ton énorme gueule.

Dans l’impasse, l’herbe gangrène le béton, un vaste portail mauresque, des résidus de lumière pendus aux fenêtres. Les Mille et une nuit dans un trompe l’œil. Tout ici appelle aux souvenirs. On glisse sur toi en reconnaissant seulement des bribes, en fulminant sur un ailleurs. Dans l’impossibilité, pourtant, de te fuir.

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TIGANESTI

La campagne éteinte, la pluie claque. Souffrent les arbres tordus et suppliants qui, dans une diagonale ridicule, un dernier sursaut de dignité, s’arrachent de leurs lits pour prendre leur envol. Les animaux aux regards fous s’exilent vers des déserts hypothétiques. Seule la terre exulte, elle avale goulument. Une soif impossible à étancher. Au point que la Garla d’habitude plutôt calme et marron clair, déborde d’agitation et devient couleur de pierre. Refluent à sa surface des cadavres de vélos rouillés, des jouets déréglés. Les seules silhouettes perdues dans le lointain plongent dans la brume jusqu’à la taille.

Commérages des feux de cheminée, les fenêtres sont comme des écrans opaques : ombres gesticulant d’une pièce à l’autre, buées de soufre et de misère. Ce sont les verres qui claquent à présent, un tintement continu. Parfois, des voix encore humaines remontent vers le ciel et rencontrent l’écho du tonnerre. Les bancs en bois devant les portails sont vides. Leurs pieds sont rongés jusqu’à la moelle. Les mauvaises herbes s’y installent. Se liquéfient les traces de pas. Les chiens errants boivent leurs empreintes. La forêt dévêtue dévisage impuissante la vie calfeutrée, les rires murés dans l’hiver.

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FILS DE CHIEN

Tu parles d’un poète !
Embourbé jusqu’à la moelle
Loin des villes du manque
Le sang en suspension
Sur ce bout de pain noir
La campagne roumaine
Et ses bâtards furibards
T’empêchent de couler en silence
Ta détresse et ton errance
Eux aussi pensent avoir le monopole :
Du rejet, du vide, de l’inutile

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LA SIESTE

J’ouvre les yeux un peu troubles du songe
La rumeur du jour pique à vif
Kaléidoscope rétinien
D’ombres roumaines striées de veines
Passage du noir au rouge
Puis les piaillements amis
Le cahot des charrettes
Et les bâtards qui leur courent après
Des voix familières dans la cloison
Nomment sans le brusquer le dormeur
L’appel en doux murmures suivis d’éclats de rire
Se lever avant que le lit ne me ramène définitivement
A cette torpeur molletonnée de l’entre-soi
Le soleil qui se pose sur un coin de fraîcheur
Une invite, une promesse renouvelée
Aucune urgence
Le monde m’attend
Me recoucher
Le faire languir encore un peu

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Textes : Grégory Rateau