Chaque pan de falaise est une créature fantastique à qui j’invente une histoire. Mais parfois il s’agit simplement de personnes malveillantes de mon entourage. Je décide qu’un des dieux païens dont m’a parlé ma grand-mère les a enserrés dans la roche pour l’éternité (tel crétin du collège ne cessant de ricaner derrière mon dos, tel autre m’ayant menacé d’une fourchette à la cantine. Je les fixe, leur regard figé dans la paroi de granit ne me fait plus peur). Il suffit de lire ce qui est écrit dans la pierre, me conseille ma grand-mère bien-aimée. Sa voix d’un autre temps exorcise les bruits du monde. Elle m’apprend à me rendre disponible à ce qui advient. Abandonne-toi à la contemplation de la nature, ça peut être tout le paysage ou un tout petit détail. Laisse alors le temps défiler comme ça, sans rien faire. Les secondes s’ajouteront aux secondes et tu finiras par te libérer de toi-même. Tu deviendras un peu ce que tu regardes. Vieille gardienne des légendes celtiques, elle pointe du doigt les falaises de Plouézec en haut desquelles, entre lande et forêt, elle a passé sa vie. Les dieux celtes habitent ici, mon p’tit chat, et c’est par l’excès, uniquement par l’excès qu’on peut espérer les approcher. Chaque année je passe les vacances de la Toussaint chez elle. Précieuse semaine pour moi comme pour elle qui traverse seule le reste de l’année. Nous sommes du même côté du monde. Elle est le bonheur essentiel de mon enfance, mon arrière-pays obstiné. Où que je tourne la tête, je devine sa présence silencieuse. Elle est au cœur du paysage d’Armorique. Son grand corps maigre s’est érodé au fil du temps. Il a été capté par le sable humide, les ajoncs, la pierre grise et s’étend désormais au-delà de la lande, au-delà des falaises. J’entends parfois son souffle d’ombre dans l’air entier. Les rêves ne se laissent pas attraper, ce qu’on cherche et qui obsède ne se laisse posséder par personne. Les commencements se déploient avec le cœur, mabig. Le neuf naît de l’ancien, au bout de la jetée, comme le monde après l’averse. Vieil ange de chair et d’os, ses propos prennent toujours un caractère d’étrangeté qui fascinent. À la façon qu’elle a d’halluciner le réel, je commence à deviner ce qui, habituellement, reste invisible. Il existe d’autres dimensions, Léo, les plus infimes détails crée de nouveaux espaces. Si tu es attentif aux signes, tu peux rejoindre la présence immédiate des choses. Ça passe par beaucoup d’attente. Une attente profonde, sereine. ll ne faut pas craindre de se laisser hypnotiser par le silence. On finit alors par entendre des sons qui n’existent pas. Il y a toujours des choses à deviner, tu sais, il suffit de rester très longtemps au bord du presque rien pour que le plus familier devienne le plus étrange, et que le plus étrange devienne le plus intime. Tu verras, le tout autre aide à revenir à soi.
Ma grand-mère est depuis toujours attachée aux lointaines origines païennes de cette terre âpre et sauvage qui avec le temps est devenue l’une des plus catholiques. Elle m’explique comment l’homme à la croix a progressivement remplacé le druide et le sorcier, comment les dieux celtes un à un ont été christianisés comme on domestique un animal, dit-elle en serrant les dents, mais ils survivent encore grâce à nos rêves, ceux qui naissent dans la fraîcheur du soir, au creux des rochers. Tu sais, il faut y aller tout doux, mabig, nos anciens dieux sont devenus si fragiles avec le temps, si minuscules. Ils vivent tapis dans la lande, dissimulés sous les troupeaux de roche. Elle me parle maintenant tout bas, c’est comme une prière qu’elle murmure. Ils ne viennent pas du ciel, ils viennent de la terre et de la mer. Leur présence semble incertaine mais elle est irréfutable. Ils sont bien là, mon chat, ils tremblent tout près de nous, sous le sable et dans la lande. Ils s’écoutent à fleur de sol. Le plus lointain est aussi le plus proche. Sa frêle silhouette s’agenouille alors sur des coussinets de bruyère noire avec une lenteur presque solennelle. Regarde, il suffit de se mettre au ras des pâquerettes pour les entendre respirer. Doucement elle approche son oreille des ajoncs humides : parce qu’ils sont nés de nos larmes, nos petits dieux abîmés, il ne faut jamais désespérer. Quand on sait leur parler, ils ne restent pas sourds à nos plaintes. Plus grand-monde ne connaît les formules pour les invoquer mais si tu les appelles par le mot juste, ils viennent.
Les matinées sont pour l’essentiel consacrées au dessin. Mamie dit que dessiner, c’est se donner une liberté nouvelle. Alors je dessine comme un fou, je dessine avec toute la force de mes illusions, dans un état second, parfois même jusqu’à l’épuisement. Certaines blessures se guérissent à mains nues. Toute la rancœur accumulée durant l’année fait voler l’espace de la page en éclats. Dessiner est un jeu, une recherche, une aventure. La plupart du temps je me contente de l’esquisse. Parfois mon regard altéré me laisse deviner les linéaments d’une montagne, d’un fleuve, d’une bête familière. Je lève la tête de temps à autre pour regarder par la fenêtre le vent pousser les nuages vers l’horizon. Un frisson me parcourt alors le dos. La fièvre des commencements est sans doute née de là, de ces moments de silence où, sur la page blanche, j’ai joué des tours au réel en traçant des formes tremblées du bout des doigts. Après déjeuner, on part se promener au bord des hautes falaises, dans la pâle lumière d’octobre et le plein vent. Au bout de la pointe de Plouézec, je fixe l’horizon durant de longues minutes, le visage fouetté par les bourrasques du large, les yeux larmoyants. Puis je lève la tête et suis du regard le mouvement rapide des nuages. Les fantômes du collège disparaissent au loin. Je me sens incroyablement bien.
Le ciel s’assombrit. On rentre de l’étang, on rentre de la forêt soudain rendue profonde par le crépuscule. On marche sur le vieux bitume envahi par la mousse qui longe la côte. On passe devant le cimetière des grèves. Les cloches de la chapelle aux portes toujours closes sonnent l’angélus. Des nuées annonciatrices d’une tempête filent dans le ciel obscur. Un rideau de pluie tombe sur la ligne d’horizon. Ce couchant d’automne, on dirait le pays des ombres, me chuchote la voix lointaine et enveloppante. On se réfugie dans la maison solitaire où tout est calme et douceur. J’essuie la buée sur mes lunettes. Accoudé à la table de formica bleu ciel de la cuisine, j’observe les herbes folles frissonner dans le jardin de derrière, à côté du potager laissé à l’abandon. Ma grand-mère ferme les volets de la salle à manger. De toute façon, il ne passe jamais personne dans la rue, dit-elle. Tu vas voir, une fois que les volets sont fermés, qu’on laisse simplement la veilleuse allumée, des portes s’ouvrent. L’obscurité fait craquer les coutures du monde connu. Elle sait les phrases inédites qui font entrer dans l’autre monde, ma mamie adorée, elle sait aussi les bouts de légendes qui font battre le sang et les rêves de lointain dans lesquels j’aime vivre. Je regarde, fasciné, sa chevelure épaisse séparée en deux masses par une raie médiane et réunie dans la nuque en un chignon. Ils ont blanchi d’un seul coup à la mort de ton grand-père, m’a-t-elle dit le soir où elle m’a parlé pour la première fois de sa disparition en mer. Il venait de fêter ses vingt-cinq ans lorsque son navire de pêche a sombré au large de Roscoff. On a retrouvé son corps une semaine plus tard, sur la côte déchiquetée de l’île-de-Batz. La nuit de sa mort, ma grand-mère a reçu un intersigne, comme ça arrive souvent dans ce pays de drames. Après avoir rempli d’eau une grande marmite, elle a vu se dessiner à la surface, brièvement mais de façon très nette, la figure et le haut du corps de son mari. Le tressaillement qu’elle a eu et son geste brusque ont aussitôt fait disparaître l’image de l’aimé. Elle s’est efforcée de ne plus y penser le reste de la soirée, il fallait préparer le repas, s’occuper de ma mère encore bébé, mais elle n’en a pas dormi de la nuit. Elle sentait que son jeune époux s’était détaché d’elle à jamais.
Ce soir de grand vent, ma grand-mère me fait venir dans sa chambre carrée aux murs jaune fané un peu triste. Il y a trois vers qui circulent dans le corps des hommes, m’explique-t-elle, ces vers se réincarnent en coquillages lorsque les hommes disparaissent en mer. Dans le tiroir de sa table de chevet, elle conserve précieusement les trois coquillages retrouvés près du corps de l’homme qu’elle a aimé. Ils gardent sa mémoire, me dit-elle avec son bon sourire. Ses mains tremblent légèrement quand elle me les tend.
Elle ne s’est pas remariée. Elle a été institutrice et indépendante toute sa vie. C’est elle qui m’a appris à lire dès l’âge de quatre ans. Sur les photos accrochées au-dessus de son lit, j’observe les traits de son beau visage, jeune mère pâle et douce tenant sa fille dans les bras puis plus tard, par la main. Sur aucune d’elles on ne la voit sourire.
Texte/Vidéo : Gwen Denieul
merci de nous la présenter avec cette tendresse