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anna

Je suis la mère. Cette fille m’a toujours culpabilisée. Je ne me suis jamais vraiment sentie comprise et je ne l’ai sans doute jamais comprise, elle non plus. Deux mondes. Être sa mère m’a paru au-delà de mes moyens, assez vite. J’ai eu de la peine à accepter l’amour de son père, peine à accepter les affaires du corps. Donc si j’avais pu mettre au monde des enfants comme une Sainte Vierge, franchement ça m’aurait bien été. Tout ça, c’était sale, et même avec ce que j’ai appris petit à petit, tout en moi refuse encore et toujours cette chose obscène qu’est le sexe.

Je n’ai pas nourri mes enfants, aucun. L’idée m’en était insupportable. Non pas que je sois, quelque part que ce soit, une mauvaise mère ou une mère incompétente, mais je fais avec ce qui m’a été laissé, mon propre héritage. Je ne suis jamais arrivée à penser que quelque chose devait être rejeté de mon éducation, qu’il me fallait me guérir des marques que m’ont laissées mes parents. Elle, ma fille, j’ai tout de suite compris que rien ne la ferait plier et qu’elle, elle n’allait pas se laisser embourber, comme moi je me suis laissée sacrifier. C’est dur de voir que quelqu’un va avoir une meilleure vie que soi, que quelqu’un va peut-être avoir le courage qu’on aurait voulu… J’ai compris que ma fille n’allait pas suivre ma voie et que ma voix, elle n’allait pas l’entendre non plus.

Très rapidement, en fait dès qu’elle a été une femme, ça a commencé à se tendre entre nous. Je pense que je voulais alors qu’elle ressente ce que je ressentais ou qu’elle me comprenne, ou qu’elle soit comme moi. Peut-être voulais-je qu’on soit deux, face à ces hommes? Je n’ai pas réfléchi, je ne me suis pas dit qu’elle pouvait vivre mieux. Non, je n’y ai pas réfléchi. J’ai fait comme j’ai appris, comme j’ai entendu qu’il fallait faire de ma mère et puis des nonnes chez lesquelles j’ai été placée. Là, ils m’ont tous bien marquée, et bien serrée et bien contrainte… Que pouvais-je donner de différent à mon enfant? Que pouvais-je dire d’autre? En fait, je n’avais qu’un seul moyen pour lui laisser une chance: c’était de me taire, de ne rien dire, rester une tombe, muette.

Elle exige de moi quelque chose que je n’ai pas, qui n’est pas dans mes moyens. Je n’ai jamais pu la surprendre à n’être pas droite. Elle a une sorte de liberté ou alors de pureté qui m’est difficile à supporter. Ou faut-il dire plutôt assoiffée de justice? Enfin je n’ai jamais trouvé en elle ce genre de choses qui laisseraient entendre qu’il y a de la duplicité ou un arrière-fond, une arrière-pensée. Moi, je ne suis pas exactement comme elle. Je pense au mal avant toute chose. J’ai été élevée comme ça dans la méfiance du mal, sans arrêt sur mes gardes. Je n’aime pas la chair, j’en ai honte, et je me sens envahie d’idées qui m’apparaissent aussitôt me conduire au péché. Parce que sans doute ma propre mère en a trop souffert. Enceinte sans fin, je la voyais pleine et misérablement tenter de se réapproprier son pauvre corps. Elle, toujours enceinte, et mon père qui nous oblige tous, sa femme aussi, à s’agenouiller et se courber de contrition devant un dieu morbide pour implorer le pardon pour nos pensées impures. Un homme qui n’interroge pas son amour des autres. Il prie, donc il est un homme pieux. Il croit, alors il est un pratiquant. Et moi je suis comme tous les enfants, j’aime aveuglément mes parents. Pourtant je refuse mon corps, parce que cette sorte de souffrance que je perçois entre eux, je ne la veux pas pour moi. J’ai toujours espéré rester dans une zone évanescente où il suffit de prier, de penser simplement à aimer afin que ça demeure propre et net et saint. Alors je ne veux pas me confronter à ma fille, avec son esprit que je ne peux ni modeler ni subordonner. Je reste loin d’elle. Je l’observe, je l’épie. Je suis ses affaires. Je fouille aussi mais je garde le silence, ce silence qui seul peut la laisser libre. N’est-ce pas une preuve d’amour?

Elle a reçu l’autre jour un paquet. De quoi s’agit-il? Un paquet pas bien lourd ou grand. Sur sa figure, une sorte de lueur inadmissible, une joie à laquelle je ne peux prendre part. J’ai trouvé l’objet, une réponse pour quelques poèmes, qui sont ce qu’ils sont. Ça l’encourage et moi ça m’éteint. En même temps, il y a son journal. Elle y dit des choses. J’ai envie de crier, de lui jeter tout ça au visage. D’ailleurs, je le fais, je ne peux pas accepter. Qu’elle ne me montre jamais que ce sera mieux pour elle, qu’elle le garde, qu’elle ne me laisse jamais entendre qu’elle aime, qu’elle est amoureuse ou aimée. Qu’elle me rende mon silence pièce par pièce. C’est le pacte, le prix du pacte entre nous deux.

N’être personne, n’est-ce pas notre rôle? C’est que j’ai appris, c’est cette modestie des femmes: être de l’ombre. Dieu, parait-il, aime les servantes. Et j’ai cette volonté de servir. Lorsque je l’ai vue tenter un autre emploi, je l’ai enviée peut-être et puis je n’ai pu l’admettre. Je ne trouve aucune raison de m’opposer à cette libération, je n’ai aucun argument que celui de ce qui a pesé sur moi toujours et qui a guidé ma propre vie. Je suis comme ces femmes qu’on tient sous le joug et qui deviennent les meilleures gardiennes des volontés masculines, des gardes-chiourme, promptes à exciser leurs filles, à charcuter leurs chairs, à les étouffer sous des voiles. Je garde la tradition et ma fille ne peut vraiment vivre autrement, sans que je ne trahisse, sans que je ne me trahisse.

Oui, je suis le silence, je le garde. Je ne veux pas ajouter au pesant de ma vie, cette lourdeur de lutter contre elle. Je ne veux ni lui expliquer ni la contraindre. Me taire c’est ma manière à moi de couper court. Je m’enferme dans mon silence, qu’elle y prenne ce qu’elle peut ou veut. Je prierai que son chemin soit droit et je réclamerai dans le secret de ma pensée qu’un jour elle puisse comprendre que ma faute n’est pas une faute, que ma loyauté face à ma propre vie, face à mes propres parents ne peut souffrir aucune autre manière d’être. Je suis moi aussi une femme juste.

Ainsi quand je la vois se battre contre ce qui l’oppresse, quand je la vois souffrir du mépris qu’il y a pour les femmes, je me tais. Sinon ne devrais-je pas alors me battre aussi pour moi-même, ne devrais-je pas aussi me révolter, sortir de mes gonds? Et je ne peux être rien d’autre que cet effacement constant, que l’ombre qui lave, nettoie et range les affaires des autres. Elle ne fera pas ça, ou alors le fera. Mais je lui laisse le choix. Je fais partie du silence. C’est notre point commun, notre ligne de touche. Elle doit se taire et moi avec. Nous sommes de ce même territoire, une zone dépouillée de nous-mêmes, nous sommes de ces êtres éternellement voués à ne jamais entrer vraiment dans leur propre vie, comme l’ont été les esclaves autrefois, comme le sont tant de femmes encore. Nous partageons ça ma fille et moi, la bouche close sous le poids de leurs attentes, sous les demandes, sous le labeur qu’on est censé accomplir. On est de cet endroit qui ne pense pas, qui n’a rien de profond. Qui est le linceul agité de nos âmes. Bien sûr qu’ils nous disent toujours que c’est faux, que nous sommes importantes, que notre avis compte, mais s’il compte ils nous l’arrachent pour le mettre à leur nom. Ils se l’approprient pour le faire leur et alors nous retournons dans cette ombre qui la nôtre. Nous sommes cette grisaille naturelle qui rampe à leur pied. Ils ont de nous l’idée qu’on leur appartient, que l’amour que l’on ressent n’existe qu’assorti de gestes, de courbettes, de servitudes. Je suis du même silence qu’elle. Je le sais, je connais sa souffrance, même si je me refuse de lui donner un nom. J’aimerais tant qu’elle s’éloigne de moi et devienne. Qu’elle s’arrache à tout ça… Mais ce serait la perdre sans doute ou me perdre pareillement. Je suis dans le piège, dans ces pièges mortels où seule l’immobilité permet de rester en vie. De rester ensemble.

 

Texte : Anna Jouy.
Ce texte est le onzième d’une série de 14 extraits choisis de son livre « Là où la vie patiente », une autobiographie couvrant son enfance, adolescence et la première partie de sa vie d’adulte. Les 14 extraits étaient tous pris du chapitre premier : 
L’enfance
Photo : propriété d’Anna Jouy