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(c) Bruno Legeai

Elle a toujours aimé s’occuper de son jardin ; c’est une passion qui lui vient de son enfance.

Son père l’amenait le dimanche, et aussi tous les jours où il ne travaillait pas, cultiver le petit potager qu’il possédait dans le jardin ouvrier derrière la voie ferrée.

Cela se passait toujours de la même façon. Après le petit déjeuner avalé en toute hâte, ils finissaient de se préparer vite et en silence : ils ne voulaient pas la réveiller. Il chuchotait ça, il ne faut pas réveiller ta mère.

En grandissant, elle avait compris que cette précipitation silencieuse qui les liait tous deux était aussi un moyen d’éviter de la croiser au réveil. Ils n’avaient pas envie que ce moment d’excitation joyeuse à l’idée de sortir soit gâché par des cris. Cependant si elle était vraiment honnête avec elle même, elle devait reconnaître qu’en réalité il n’y avait pas de cris. Juste des regards tendus. Ils avaient tous les trois pris l’habitude de se mouvoir lentement, d’éviter les gestes brusques, il n’y avait donc pas de cris. Plus de coups non plus.

Elle tentait parfois de se remémorer le temps d’avant. Elle se concentrait très fort, et tout en coupant les branches mortes de ses plants, elle essayait de se rappeler ce qui s’était passé avant. Avant quoi ? elle ne savait pas. Elle était incapable de terminer la phrase, de retrouver le souvenir précis qui avait tout effacé. Sa mémoire était comme une toile remplie de trous : des mites appliquées et furieuses avaient grignoté des pans entiers de sa vie.

Parfois elle arrivait à capturer à travers quelques orifices des mouvements désordonnés contre un ventre. Elle pouvait en posant son oreille sur le tissu, entendre des grincements de dents.

Mais quoi qu’elle voie ou entende, il lui était impossible de reconnaître à qui appartenaient ces bouts de corps.

Elle songeait toujours à son père dans le jardin, à sa mémoire disparue. Lui aurait peut-être pu retisser l’histoire. Mais comment pourrait-il le faire maintenant qu’il ne se souvenait même plus de son propre prénom. Elle aurait aussi pu interroger sa mère, mais celle-ci avait cessé de lui parler depuis quelques années. Là encore si elle était honnête, elle devait bien admettre que c’était elle qui avait coupé les ponts.

Car quand sa mère avait décidé l’hospitalisation du père à cause de sa maladie d’Alzheimer, elle était entrée dans une colère folle. Comment pouvait-elle à nouveau essayer de les séparer ? avait-elle hurlé… À la longue litanie de reproches qui s’ensuivirent, sa mère n’avait pas réagi. Elle avait juste répété doucement sans même la regarder : ce n’est pas grave, ça va passer. Une de ces phrases incompréhensibles dont elle avait le secret.

Cette vision lui revenait souvent en tête. Sa mère droite, fermée, essayant à son habitude de faire comme si de rien n’était. Elle ruminait encore et encore cette même scène, qui lui rappelait combien sa mère avait passé sa vie à s’immiscer entre eux, à focaliser sa jalousie maladive sur son père, jusqu’à l’éloigner définitivement de cette maison où ils avaient ensemble vécu.

Aujourd’hui, c’est Paul qui quitte la maison. Elle pense à ça dans le jour finissant. C’est l’heure pour elle d’aller prendre soin des fleurs, de retrouver l’équilibre de la nature, de tenter une dernière fois d’en faire partie aussi. Elle s’arrête longuement devant les rosiers, devant ceux qu’elle a planté dans l’allée la plus retirée du jardin. Quatre rosiers qu’elle affectionne particulièrement, dont elle veille jalousement la croissance. Elle cisaille quelques branches, arrache des feuilles, ramasse les pétales au sol, comble la cavité creusée juste à côté la veille. Il lui est difficile de faire le point, de démêler les raisons qui l’amènent là, à cet instant précis, à s’occuper d’un trou pendant que Paul part.

Dans le jardin, des souvenirs affleurent, vont, viennent, s’incrustent peu à peu dans le plus grand désordre. La douleur est violente au milieu de son front. Dans le noir, les images se mélangent.

Des cris de colère.

Un homme doux qui lui ressemble, qui la ceinture.

Des mains, des pieds d’enfant qui frappent.

Le corps lourd d’une femme, qui lui ressemble aussi, à terre.

Les carreaux de la cuisine.

Du liquide sur ses cuisses.

Des serviettes tâchées de sang.

Le blanc de la faïence de la salle de bains.

Un bébé qu’on perd. D’autres qu’on dissimule.

Paul face au congélateur, elle enfouissant de ses mains les rosiers dans la terre.

Et toujours au fond, tout au fond, sa mère qui dépose en boucle les mêmes mots dans le trou de sa tête, ce n’est pas grave, ça va passer.

 

Texte : Murièle Modély
Photo : Bruno Legeai