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cheval

Cher grand ami du nord,

J’espère que vous allez bien. Comme promis, voici de mes nouvelles.

Ce matin, j’aurais probablement les yeux mouillés et rouges si j’en avais. Revenant d’un pays où je doute d’aller un jour, un pays au nom qu’on ne peut prononcer qu’en étirant les lèvres loin sur les côtés, comme un sourire de trois syllabes, laissant à peine passer un vent âpre et rude de consonnes, un pays qu’on s’imagine ressembler au Farghestan de Gracq… Revenant du Kirghizistan donc, avec une pelote de nœuds à démêler dans le ventre et les yeux mouillés, j’ai pensé que vous écrire me ferait du bien. J’ai lu ce matin la mort d’un cheval, lu de mes yeux lu, lu son agonie dans son œil bleu, et dans son œil le reflet déformé de ce personnage féminin qui ne pouvait rien faire pour abréger ses souffrances. Sur cette page 193, ça faisait une triple mise en abyme dans l’œil du cheval appelé Starman : deux au bord des larmes et un au bord de mourir. Je ne sais pas pourquoi je vous raconte des choses aussi tristes. Ce n’est pas ce dont je voulais vous parler, d’autant que je n’ai ni yeux, ni bouche, ni ventre.

Vous souvenez-vous de notre rencontre ? Coincée dans le rayonnage du bas, et vous dans celui du haut, notre rencontre semblait une fiction impossible. Pourtant, La Main qui vous a saisi un jour avant de m’attraper sans ménagement peut très bien recommencer. S’il le faut, je sais très bien jouer la comédie de la chute inopinée. La Main me ramasse et m’ouvre sans y avoir songé. Après, les yeux de La Main prennent le relais. Je crois que ces machines à mains et à yeux, bien que beaucoup plus rudimentaires que nous autres, font la même chose que nous : elles lisent ! Je crois aussi qu’elles ignorent que nous les livres, nous lisons entre nous. Quand je vous ai lu, j’avoue  d’abord avoir été éblouie par votre érudition mais dès que vos lignes se sont mises à vibrer en moi, je me suis sentie plus vivante. Oui, moi, pauvre novella, sans profondeur et sans poésie, j’ai eu envie pour la première fois de me réécrire. J’aspire maintenant à vous égaler, vous et vos amis, ceux qui sont rangés à vos côtés avec sur la première de couverture cette pastille ronde ornée d’un cavalier de nuit. D’ailleurs, c’est à cette image que m’ont renvoyée inconsciemment les yourtes, les chevaux et la nuit du dernier Mauvignier, Continuer[1], ce matin. La Main à yeux mouillés tremblait encore quand elle l’a posé à mes côtés. Je lui en suis reconnaissante, en attendant de vous relire.

Reste à écrire ces nouvelles que je vous dois, ou plutôt ce roman… Il me faudrait d’abord me détruire – un bel autodafé serait du plus bel effet – avant de me réécrire et j’ai besoin de La Main… Mais elle préfère pleurer ses yeux que faire couler mon bain d’encre. Des machines rudimentaires, vous dis-je…  Elle vient de poser tout contre moi un beau bleu qui frémit de me lire, le pauvre ! Il s’intitule Le Grand Jeu[2], pas mal… Et vous, mon ami du nord, avez-vous lu et lié de nouvelles connaissances ? Venez de nouveau visiter les rayonnages du sud…

Votre amie du sud et de si peu de pages,
Novella…

[1] Laurent Mauvignier, Continuer, Minuit, 2016, 239 pages.

[2] Céline Minard, Le Grand Jeu, Rivages, 2016, 190 pages.

 

Texte : Christine Zottele