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peintre regarde-moi 5 Ruisdael

Mes parents venaient de la campagne et d’un monde où l’on vivait à dix-huit, dans un trois pièces et où l’on pompait l’eau à l’aide d’un levier ; d’un monde qui ne se préoccupait pas de beauté mais de faire fructifier le quotidien, pour dépasser les hivers longs et très froids de ce temps-là.

Mes parents, quand ils décidèrent de sortir du gourbi, ne se préoccupèrent pas encore de beauté. Pas encore. Mais ils savaient qu’elle allait venir, qu’elle allait les surprendre et les estomaquer. Il fallait s’y préparer aussi, comme ils l’avaient fait des mauvaises saisons. La beauté allait venir et il ne faudrait pas « manquer ».

Mon père le premier, j’imagine parce qu’il avait un tempérament de défricheur et de rebelle incontrôlable, lui ouvrit la porte, quelque temps après son mariage. Il acheta des livres et encore des livres… Ma mère, elle, se mit à collectionner avec méticulosité des points bonus, appelés points Silva ou Mondo et qu’elle trouvait dans les courses du ménage. Ces précieux petits timbres, marqués d’un chiffre selon la valeur de l’emplette, remplissaient un bocal et parfois, un après midi, elle comptait son butin et commandait alors, elle aussi, des livres. En fait, il s’agissait non pas d’un ouvrage,- qui était gratuit quant à lui, mais d’obtenir les images et photos couleur l’illustrant. Elle aurait pu convertir ces points en théières et autres porcelaines, mais non, elle préféra monter la bibliothèque des rêveurs que furent tous ses enfants.

Il y avait les livres de voyage, découvertes de pays extraordinaires et puis les livres de peinture, de loin mes préférés. Je tirais de l’étagère ces grands formats et je passais ainsi d’une image à une autre, médusée par des Christs verdâtres, des madones lisses et de merveilleuses femmes toutes nues, vidant des jarres pleines d’eau par-dessus leur épaule. Je ne me posais guère de question sur les noms de ces héros de mon imaginaire. Ingres, Rembrandt, Breughel ou Bosch, c’était seulement des lettres sur le dos du livre me permettant d’aller plus vite à une histoire que je me racontais et qui n’en finissait plus. Il me suffit de voir leurs œuvres maintenant encore pour me sentir en présence d’un album de famille. Une connivence fraternelle.

A plat ventre dans la chaleur du salon, fouillant des paysages, des visages magnifiques, tournant et retournant les pages, rieurs ou muets, nous adorions tous rendre nos petites visites à ces peintres qui semblaient détenir quelque chose du monde qui nous était interdit, inaccessible et donc terriblement attirant. Oui, mes parents avaient su, eux aussi, comment faire fructifier leur travail de chaque jour pour nous faire passer au mieux ces fameux hivers.

Leur goût était plutôt classique, -Picasso avait du mal à franchir les portes rustiques de leur intérieur-marqué d’une préférence pour la peinture du Nord de l’Europe. J’en ai gardé quelque chose forcément, mais qui est moins de l’ordre de l’émotion esthétique que de la fascination face à des univers empreints de religiosité et de mysticisme, de trivialité et de délicatesse. Les regarder m’emportait souvent dans des rêveries inquiètes et hypnotiques.

Ruisdael pourtant était pour moi le plus attirant. Il n’y avait aucun monstre, aucun dieu martyr ; il n’y avait pas de femmes opulentes, pas de fêtes campagnardes. Il n’y avait rien pour me faire peur, pour alimenter mes cauchemars, rien pour m’étonner et m’enseigner. Non. Il n’y avait que des paysages aux forêts secrètes, des ruisseaux vifs, d’immenses étendues de vent. Et toujours dans un endroit, un homme en marche, un personnage, minuscule, poursuivant sa route et son histoire, sans jamais se retourner vers moi, un être trop petit pour que je puisse l’interpeller et trop lointain pour qu’il puisse me répondre. Il fallait alors tout inventer. Le début et la suite, les gens dans les maisons au loin, le pourquoi du chemin et s’il allait pleuvoir encore ou enfin faire soleil…

Je regardais. Déjà j’écrivais sans doute…

reprise de 27 août 2014

Texte : Anna Jouy