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Lettre 4

Cher ami,

La nuit… Certains parlent de domaine. Je trouve ça beau, ce mot qui s’applique autant aux savoirs qu’à la terre. La nuit, mon domaine… ça fait rêver, pas vrai ? Tu sais qu’elle a pour moi ses étendues de fatigues et de tâches très secrètes aussi. On appelle ça l’insomnie, qui est une campagne noire où se dressent des bornes auxquelles je m’amarre ou je noue la bride de mon imagination. Tu me vois riche alors… ? Oui, riche de tant de choses en plus, de vie en plus ? Je ne sais si je veux te parler de la nuit ou de cette faille de réveil dans laquelle il faut tomber pour comprendre à son tour. La nuit n’est rien sans ses habitants, ses solitudes, les ombres de nous–mêmes, ses veilles. Je me vois ainsi quand je vis ce détour de repos, revêtant l’ombre de moi, et errant alors ainsi pareille à l’obscurité toute autour, mais avec ce droit d’appartenance… J’entre dans la compagnie des ombreux, des translucides, des humains aux tâches particulières : entendre et redéfinir.

L’insomnie est une fêlure, un entrebâillement (comme ça lui va bien cet entre- bâillement) une fissure dans la texture compacte des sommeils. Les limbes, où tu n’es pas dans le ciel et pas dans l’enfer non plus mais dans la farce des choses. C’est comme ça que je le vois, ce territoire inédit qui s’ouvre, une terre où tu crois être toi-même mais où tu n’as fait que revêtir et engrosser l’ombre de toi qui chaque jour traîne au sol. S’il fallait te l’expliquer j’essaierais cette histoire.

Il fait presque jour encore. Par souci de tenir les travaux de tes journées, tu t’allonges. Et presque aussitôt, dans la berceuse d’un mantra ou d’un Chet Baker, tu t’évapores. Tu n’as aucune peine à quitter ce monde qui t’étreint avec inquiétude – j’espère mourir avec autant d’aisance-. Il faut dormir. C’est obligé, c’est comme une passe dans un grand fleuve vide. Une zone franche où tu peux rester aussi car elle fait surgir pour toi les images kaléidoscopiques de tes miroirs. La plupart des gens y reste. J’aime rêver moi aussi. Et puis, tu peux aller jusqu’à la bordure, la douane et tu te mets à entendre des bruits, le cliquetis d’une lampe : tu es près, tout près de franchir. Tu es dans une antichambre, le couloir aux patères d’ombres, toutes pendues, attendant ton squelette. Tu as le choix, la tienne ou celle de l’autre… Tu peux, oui tu peux choisir la défroque de la vie que tu n’as pas mais qui aurait pu être la tienne, qui est faite pour ta bête, qui lui est ajustée parfaitement. Tu peux choisir. Si tu prends l’ordinaire, tu ne vivras intensément que tes nerfs à fleur, ton sang fatigué, tes déboires. Si tu prends l’autre, celle des simulacres, alors tu entreras dans ta seconde existence. Tu habiteras ton espérance, tu passeras dans l’épaisseur des visions. Tu seras une ombre pleine.

Tu es fait d’illusions. Rien d’autre. Mais celle de l’insomnie raisonne en toi comme la liberté.

Tu te lèves alors. Tu es chez toi. Entre tes murs, parmi tes jouets, tes possessions. Mais tu découvres, tu le sens intensément, avec surprise et presque un peu de joie, que la maison elle aussi est insomniaque. Qu’elle n’est pas exactement elle-même et qu’en te réveillant toi, tu l’obliges soudain à renoncer à ses frasques secrètes, reprendre ses formes, ses rigides formes… Pourtant, elle bruisse autrement, elle respire autrement. Elle appartient à d’autres êtres, des bestioles ou des revenants qu’importe. Tu vois qu’elle accomplit pour eux les services qu’elle te rend, quand tu reviens dans ta propre réalité. Ta maison pourtant t’accueille comme une amie, la maquerelle du bordel dans lequel tu viens branler ton désir d’autrement. C’est une ville entière, des labyrinthes par foison, des rues, des églises surtout, beaucoup d’églises comme des tétons qui percent l’univers de l’ailleurs… Ta maison est un lieu infini. Et toi, dans ta parure de grand masque, dans ton costume de silhouette ou de moine, tu accèdes au très nécessaire rêve éveillé.

J’ai compris cela. L’insomnie ne fait pas partie de nous. C’est un renflement de l’ailleurs dans ta propre chair. Ce n’est qu’une hernie, une vie différente qui pousse contre toi, qui te défonce et tente une pénétration douloureuse de son mésentère dans ton propre corps. Mais tu es souple, élastique, polymérique, tu crains ces variables de X … Tu veux fermer les yeux et dormir, la rage aux dents ou tes petites pilules pour l’oubli en fonte sur la langue.

Moi, je veux être poreuse. Comment écrire autrement ?

Texte : Anna Jouy
Image : I want to be free – Skyrock