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Parachute club.1

Parachute club.2

J’ai longtemps hésité avant d’entreprendre le récit de mon premier saut en parachute. Je m’y résouds aujourd’hui, poussé par une nécessité impérieuse.
(Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance)

J’inspire profondément, je retiens ma respiration, je relâche et je saute dans le vide de la page blanche à remplir. Je ne sais pas si le parachute s’ouvrira au bon moment, à la bonne seconde, car une seconde plus tard tout peut être fichu et les mots déployés en corolle au-dessus de la tête ne sauraient empêcher l’enlisement irréversible. Écrire me fait très peur, ce qui révèle peut-être combien cela m’est nécessaire. Parler en public, devant une classe d’étudiants ou un parterre de conférenciers me faisait le même effet ; devant une classe d’enfants de cinq ans aussi. Il m’arrivait de perdre mes moyens, ce qui dans mon cas voulait dire perdre la parole et la mémoire. Ce n’était même pas que le parachute ne s’ouvrait pas, il disparaissait.

C’est pour cela qu’au bout de vingt ans j’ai arrêté d’enseigner. Pourquoi pas avant ? Parce que me mettre dans des situations qui pour moi étaient des situations extrêmes, des situations de risque, me permettait de me repaître des bouffées d’adrénaline nécessaires à ma survie. Lorsque la sécrétion d’adrénaline augmente, le cœur bat plus vite, le sang pulse plus fort, la survie de l’individu qui vient de faire l’expérience d’une situation qui aurait pu lui être fatale est ainsi boostée, mais au préalable, il faut qu’il se soit mis en danger mortel. Je l’avoue, j’étais droguée à l’adrénaline, mon élixir d’immortalité.

On ne se jette pas dans le vide n’importe comment, on prend sa décision longtemps avant de sauter. Se jeter dans le néant veut dire vouloir en finir avec ce qui a été, et renaître pour entamer quelque chose de nouveau. Cette volonté d’en finir avec ce marasme, toute cette lourdeur, toute cette difficulté d’être, avec ce parachute de quinze kilos sur le dos et sur le ventre. C’est un saut dans l’inconnu. C’est aussi une sorte de suicide raté. Mais tandis qu’on prépare son saut, on n’est pas forcément conscient de ce que cela implique (cette renaissance dont je viens de parler), on ne le réalise que plus tard.

Clara Malraux avait dit à Perec que le saut en parachute équivalait à une psychanalyse. Il avait été surpris par sa remarque et l’avait trouvée drôle. J’ai eu la même révélation qu’elle après mon premier saut en parachute : d’un coup, tout était réglé, pas à jamais (et cela aussi, il faut du temps pour le comprendre), mais pour assez longtemps, le temps de se reconstruire un peu. Pour moi ça a eu des résonnances absolument incontestables.

Je ne me souviens pas vraiment de mon saut en parachute. Je peux cependant vous en parler parce que je me souviens de certaines phrases déjà utilisées lors de ses narrations successives. J’ai eu un problème cinq ans auparavant, à cause de LSD ingéré à mon insu, et des pans de ma mémoire à long terme se sont écroulés, tandis que la mémoire immédiate, affectée également, a mis plusieurs années à se rétablir. Ma mémoire fonctionnait à peine à l’époque de mon saut en parachute, je me demande d’ailleurs comment je faisais pour enseigner (j’étais lectrice dans une université anglaise). Je devais être très mauvaise. Mais trêve de digressions, je vais vous raconter ce que je sais raconter, peu importe si mes souvenirs ou les mots qui se font passer pour eux sont fidèles à la réalité ou pas.

L’année de ce saut en parachute, j’enseignais donc, au douzième étage d’une tour qui surplombait la pelouse centrale du campus. De mon bureau, je pouvais voir assez loin : la ville couleur brique, avant les usines noires, puis la campagne verte. Pour monter au douzième étage, il fallait prendre un paternoster, un ascenseur spécial inventé en Angleterre, dénué de porte (est-ce ce détail qui l’a rendu populaire dans les bâtiments de la Stasi de l’Allemagne de l’Est ?). Les cabines du paternoster, indépendantes les unes des autres mais toujours maintenues verticales grâce à deux chaînes qui les relient entre elles, montent et descendent dans un mouvement continu, entraînées par des poulies dentées, ce qui peut évoquer les perles d’un chapelet égrenées lors de la récitation du Notre Père.

À chaque fois que je posais un pied sur le sol d’une cabine du paternoster en mouvement, mon cœur faisait un bond, libérant une poussée d’adrénaline. Le paternoster est un type d’ascenseur dangereux : on le prend et on le quitte en marche. J’avais tendance à sauter dans la cabine ou hors d’elle. Je vous parle de cet ascenseur parce que le prendre me grisait, et puis ce n’était peut-être pas un hasard que l’année de l’entrée du paternoster dans ma vie coïncidât avec celle de mon saut en parachute.

Saviez-vous qu’en plus de désigner la voile qui s’ouvre en corolle pour ralentir la chute d’une personne ou d’un objet, le mot « parachute » désigne également un mécanisme placé sur la suspension de la cabine d’ascenseur pour bloquer celle-ci et en empêcher la chute libre en cas de rupture des câbles de traction ? Quatre cents mètres plus bas il y a la terre, c’est-à-dire qu’il n’y a rien. Il n’y a rien devant nous, et on doit se jeter. C’est ce moment dont je voudrais vous parler. C’est pour ça que je vous raconte cette histoire.

Un soir, je suis sortie de cours et l’un de mes étudiants m’a entraînée à la projection d’un film documentaire sur le « skydiving » et le « free fall », ou saut en chute libre (avant l’ouverture du parachute, actionnée manuellement par le parachutiste). Nous y avons retrouvé plusieurs de mes amis. Le film montrant des hommes et femmes casqués aux sourires ballottés par l’air du ciel a captivé la tête brûlée que j’étais. Je me suis inscrite au stage d’une journée, qui serait suivi par six sauts avec un parachute sur le dos (dont l’ouverture est actionnée par une sangle d’ouverture automatique accrochée à un câble reliant le parachutiste à l’avion) et un parachute sur le ventre (le parachute de secours, à ouvrir soi-même), avant le saut en chute libre et le brevet final. Faire cet acte absolument gratuit.

Le samedi 2 décembre 1995, il y a presque vingt ans, un car nous mena de l’université au terrain d’aviation. Je ne sais pas si je dois dire « terrain » ou « camp » d’aviation, ou plutôt employer le terme « base aérienne ». La différence entre les trois n’est pas claire dans mon esprit, je risque donc de me tromper dans l’usage, que les puristes me pardonnent.

Il avait fallu se lever à l’aube, le stage débutait tôt. La brume s’était dissipée peu à peu durant le voyage, révélant, à notre arrivée, une tombe fraîchement creusée, dont l’emplacement se trouvait environ vingt mètres avant le portail de la base. Accueillis par ce moniteur qui s’était tué lors d’un saut, nous sortimes silencieusement du car, en enfilant nos gants et nos bonnets. Je crois avoir entendu chuchoter un timide « what the hell? » (« c’est quoi ce bordel ? »). L’herbe était toute givrée, la buée sortait de nos bouches bées. On est véritablement condamné.

Cafés, thés, chocolats chauds enflammèrent nos gosiers, puis nous fumes rapidement dirigés vers l’extérieur et divisés en groupes. J’étais la seule personne de sexe féminin. Toute la formation allait se dérouler dehors, debout, avec une pause à midi pour avaler du concombre et du cresson en mayonnaise fourrés entre deux triangles de pain de mie mou et froid, et engloutir, avant que le gobelet ne fonde sous nos doigts, une soupe lyophilisée fumante. Je crois qu’il y eut aussi une pause-goûter, avec des barres de Mars.

Dix heures passées à apprendre comment ne pas mourir à cause d’une erreur. Devant des tables, plier et replier des parachutes, dans un ordre strict, sinon il ne s’ouvre pas ou pas correctement, se coince… On les pliait et on les rangeait sur des étagères une fois qu’on était sûr qu’on sauterait sans hésiter avec. Le pire, c’est quand le premier parachute, le principal, le dorsal, s’ouvre mal (trop lentement, par exemple) et que le deuxième, le ventral, le parachute de secours, appelé « parachute de réserve » en anglais, est actionné trop tôt (dans un excès de panique, par exemple), entraînant les deux parachutes à s’étreindre dans une chandelle mortelle. Je me promis de ne pas y songer le jour du premier saut. On doit à tout prix faire confiance à quelque chose. On doit à tout prix faire confiance à ce parachute.

L’un des exercices consistait à monter  dans une carcasse d’avion posée au sol — un vieux Cessna je crois. On montait du côté où on faisait la queue et on ressortait de l’autre pour en sauter, les bras en croix, la tête renversée en arrière, le dos arqué et la voix criant aussi fort que les poumons transis le permettaient les mots « One thousand, two thousand, three thousand, check canopy! » (« mille, deux mille, trois mille, vérifier le parachute »). Huit mots appris par cœur, pour ne pas paniquer durant les quelques secondes qui suffisent à les dire, secondes pendant lesquelles le parachute formidable fleurit au-dessus de vous. Si au bout de ce cri vous constatiez en levant les yeux qu’aucune toile ne vous faisait de l’ombre, il vous fallait actionner immédiatement votre parachute de secours. Et pendant qu’on apprenait à ouvrir le parachute ventral en répétant à l’infini et de plus en plus vite l’action de baisser les yeux, localiser sa poignée sur sa poitrine et littéralement l’arracher de là de toutes ses forces, on priait pour ne jamais avoir à le faire dans les airs. Combien de fois avons-nous répété ces exercices ? Cinquante, cent fois chacun ? Combien de fois l’entraîneur m’a-t-il hurlé de crier plus fort, encore plus fort ? Parce que s’il ne m’entendait pas de l’avion, il ne pourrait pas noter ma performance : pas de note égalait échec automatique.

On nous fit également monter l’un après l’autre sur une tour en métal, nous cramponner à deux manettes reliées chacune à un câble par des poulies (je ne suis pas sûre du mécanisme) et sauter d’une hauteur de dix ou vingt mètres, le regard porté droit devant, les pieds joints et les genoux fléchis vers la poitrine. À l’atterrissage, nous devions effectuer une roulade vers l’avant, pour apprendre à plaquer le parachute au sol afin que l’air en sorte, afin qu’il ne nous traîne pas à terre (nous aurions risqué de nous blesser). Saut, roulade, puis se relever, remonter dans la tour, sauter à nouveau. C’était l’exercice que je préférais, j’aurais voulu le répéter sans fin, paternoster.

Le reste se perd dans le brouillard épais de la campagne anglaise en décembre et se confond avec le jour du premier saut. À la fin de la journée, on me remit une carte, me confirmant que j’avais réussi mon stage, à moins que je n’aie reçu cette carte le jour de mon premier saut… ce qui ferait du 2 décembre 1995 non pas le jour du stage mais celui du baptême. Peu importe.

Ce jour-là se fit attendre. C’était l’hiver, les conditions climatiques n’étant pas clémentes, il fallut reporter le saut plusieurs semaines de suite. Les débutants (et peut-être même les confirmés, qui sait ?) n’avaient pas le droit de risquer leur vie un jour de grand vent, par mauvais temps, ou sous des nuages tout simplement.

Je me souviens avoir mis un jeans parce que c’était censé mieux vous protéger que d’autres types de pantalon. Je me souviens avoir enfilé des collants sous mon jeans pour ne pas avoir froid dans le ciel. Je me souviens avoir fait rire mes amis parce que j’avais emporté avec moi mes lunettes de natation, sans savoir qu’on nous donnerait des lunettes d’aviation. Au fur et à mesure qu’on avance, on perd peu à peu conscience, la seule chose qui reste c’est cette volonté. Je me souviens avoir sauté sans mes lunettes de vue aussi, alors que j’ai toujours été très myope. C’était ma seule paire, je ne pouvais pas me permettre de la casser. Je me souviens que mon ami norvégien Georg chiquait sans relâche du tabac durant le trajet en voiture, pour se donner du courage. Il avait la nausée, il était à jeûn. Je me souviens avoir échangé des plaisanteries avec mon ami singapourien Basile, des promesses aussi : on se prendrait en photo dans les airs. Promesse que je n’ai pas tenue, même si je lui ai fait signe dans les airs, avant qu’il ne disparaisse de mon champ de vision. Promesse que lui a tenue, mais il ne m’a jamais donné les clichés et je l’ai perdu de vue l’année d’après ; à l’époque nous n’avions pas encore Facebook et l’E-mail était balbutiant.

Je me souviens avoir flotté pendant un bon quart d’heure, alors que Basile et Georg m’avaient dit n’être restés dans les airs que huit ou dix minutes. Se peut-il que ce fût seulement un quart d’heure ? Il m’avait semblé voler pendant des heures. Je me souviens que mon ami malaysien Noël avait décidé à la dernière minute de ne pas sauter, à moins que ce ne fût mon ami singapourien Nicholas, non, il a sauté, lui. Je me souviens que ce dernier, très croyant, ne cessait de répéter, derrière le volant de sa voiture, « Oh man… why are we doing this? Please God, help me God, I don’t want to die today! » (« Sérieux… pourquoi on s’inflige ça ? Mon dieu, s’il vous plaît, aidez-moi, je veux pas mourir aujourd’hui »). Je me souviens qu’il a répété « oh man » à la vue de la tombe du parachutiste malchanceux.

Je me souviens avoir fredonné en balançant les jambes et en tirant la manette de droite pour virer à droite, la manette de gauche pour virer à gauche. Je m’amusais comme une enfant, j’essayais de siffloter, tout en cherchant des yeux la « chaussette » de la base aérienne, indicatrice de la direction du vent, qu’on nous avait dit de constamment garder en vue pour ne pas nous perdre. Était-elle jaune, verte, rouge ? Je l’ignorais, je n’y voyais rien de toute façon, je n’avais aucune idée d’où je me trouvais et je m’en contrefichais. Je n’avais jamais été aussi heureuse de ma vie, j’aurais voulu rester là-haut pour toujours.

Je me souviens des champs qui rosissaient, du sol qui se rapprochait vite vite vite, de mes pieds joints, genoux fléchis, mains qui serraient les manettes comme si ma vie en dépendait, et le souvenir de m’être déchiré la membrane entre le pouce et l’index en serrant trop fort les poignées du guidon du vélo de mon frère, à l’âge de six ans peut-être, s’est superposé dans un flash aux sensations procurées par l’atterrissage. C’était la première fois que je montais sur un vélo, celui-ci n’avait ni pédales, ni freins. Je ne l’ai plus fait jusqu’à l’âge de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, soit environ deux ans après mon saut en parachute. Mais je crois qu’à l’âge de quinze ans je suis tombée méchamment de vélo, m’ouvrant le mollet, à moins que ce ne fût de mobylette, oui, la mobylette de mon frère. Bref, après ce saut en parachute, je n’ai plus eu peur de rien pendant longtemps, et surtout pas du ridicule de me retrouver en train de chuter de la bicyclette de ma meilleure amie, à Lyon, sur les quais du Rhône, le jour où elle m’a appris à en faire. J’avais donc vingt-quatre ou vingt-cinq ans et j’ai mis plusieurs mois avant de réussir à tourner à gauche sans me retrouver par terre. Ce sentiment d’invincibilité s’est dissipé peu à peu lors de mon stage de professeur de l’enseignement secondaire dans le comté anglais du Norfolk, en 1997-1998, mais c’est une autre histoire, que je raconterai peut-être un jour.

Je me souviens de ma fierté à avoir effectué un atterrissage en douceur, de mon regret que personne ne fût là pour le voir. J’ai tranquillement ramassé le parachute, qui était froid et humide, décidé d’une direction à prendre, et commencé à m’enfoncer dans la pénombre avec la lourde toile dans les bras. Je recommençais quelque chose que j’avais déjà connu. Je me souviens de la lampe frontale du casque de l’entraîneur braquée sur mon visage, des cris de soulagement de mes amis, des paroles de Mike, ou de Basile, je ne sais plus : « C’est elle ! Oh mais regardez-la, ça fait des plombes qu’on la cherche et elle nous accueille avec ce sourire idiot ! Mais qu’est-ce que tu faisais, où étais-tu passée ? On s’est fait un sang d’encre ! Mais arrête de sourire comme ça ! ». Je me souviens du flash de l’appareil-photo de Basile, qui a tenu à immortaliser mon sourire idiot.

Je me souviens n’avoir pas eu peur jusqu’à la seconde précédant le saut dans le vide, à des centaines de mètres d’altitude. C’est à ce moment-là que se pose le problème du choix, exactement le problème de la vie tout entière. Mon esprit devait s’accrocher aux huit mots-talismans. Quand j’étais petite et que je souffrais dans ma chair, je me répétais « l’esprit est plus fort que le corps, l’esprit est plus fort que le corps ».

Je ne me souviens de rien entre la tombe et cette seconde-là.

Puis il y eut la tape du moniteur sur mon épaule. À ce signal, j’ai sûrement avancé mes jambes pour les laisser pendre hors de l’avion et, soudain, la salve des « Go go GO! » mitrailla mon dos. Ma main (gauche ou droite ?), alors agrippée à une paroi de l’avion, lâcha prise et sans savoir comment, je me retrouvai

dans le vide

 à crier

 en tombant

hors de moi.

 

Je crois qu’il faut, il faut que nous acceptions de sauter, c’est tout.

Sab.photo de K.Worsdell

Texte  : Sabine Huynh
Photo (prise il y a deux décennies): K. Worsdell
NdA : Toutes les phrases en caractères gras sont de Georges Perec, extraites du texte « Le Saut en parachute » (en: Je suis né).
Une première version de ce texte a été publiée sur le blog de François Bonneau, L’irrégulier, lors d’un vase-communicant effectué avec François le 07/12/2012.