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Nous étions assis déjà, installés, mes jambes croisées, ses mains jointes et disjointes, et ce ballet de mots à seringuer d’un doigt tel un rappeur, inoculation de convictions qu’il enfonçait dans l’air à grand renfort de « pour le coup », ces vocables qui reviennent maintenant sans cesse dans le discours, comme un accessoire tendance dont on se doit de décorer la discussion.
Nous étions assis déjà, installés, mes jambes décroisées, ses mains assagies, soudain à l’arrêt. Sur le trottoir d’en face, un passager de l’ordinaire venait de nous happer, lui et moi dérangés, dérèglés. Apparition.
- C’est… ?
- Tu crois… ?
Les mots nous ont échappé, tombés en petite pluie stupéfaite. C’était bien lui, qui en passant, juste ça, marche hésitante, ombre qui réclame le bitume, éphémère vision d’un corps qui aurait voulu ne plus laisser de trace, lui, qui venait à nouveau de nous ravir, tout entiers. Puissance et force à suspendre des chevaux morts à des fils de lumière.
Mais le savait-il, qu’encore et toujours il venait d’entrer et d’interrompre nos vies, de tenir la note et de nous arrêter ainsi, lui, qui de l’autre côté de la rue, de sa déambulation horriblement hachée et zébrée d’efforts tentait d’avancer.
On n’avait soudain plus grand-chose à se dire. L’ordinaire était déparé, l’ordinaire commun qu’était l’événement, la raison, la logique lisse de la vie que nous menions tous les deux et dont nous étions en train de débattre avec la fatuité de tout comprendre et de savoir, habitués que nous étions de n’être plus depuis longtemps contredits, ramenés à nos incuries, à nos manques d’exigence. Il passait et ce fut presque instantané, nous ressentîmes comme un reproche, une irruption de nos manques, de nos non-questionnements. N’avions-nous pas trahi quelque chose qu’on lui avait promis un jour, il y a fort longtemps ?
Dans ce café où nous nous retrouvions de temps à autre, habitués lui et moi à des conversations qu’on croyait aiguisées, le professeur de philo venait de faire son irruption. Autrefois, c’était un homme d’une stature immense, les yeux habités d’un mystère intérieur qui nous montrait à tous qu’il n’aurait jamais aucune servitude. On dirait une personnalité mais il devait être plus que cela ; il ne devait rien à personne. Paradoxalement, seul ce genre de regard semble à jamais pour moi, être capable de porter sur l’autre la plus belle attention, la plus convaincue de son importance. Allait-il puiser en lui des lumières intimes pour éclairer chaque interlocuteur d’une façon particulière… ? Tout lui était-il donc unanimement important, du fourmillement du quotidien, à l’extrême beauté d’un jour, d’un poème, d’un coin de ciel ?
- Ben dis-donc…Dans quel état… ? Quand tu y repenses… Te souviens-tu… ?
L’homme semblait ne plus avoir la même dimension, rétréci, raccourci d’une coudée de ciel, qu’on avait dû lui enlever à hauteur du tronc. Il était courbé, s’échinait sur un déambulateur dont je me demandais s’il devait le retenir ou le pousser tant l’appui paraissait instable. Son visage crispé, douloureuse tension.
Mon vis-à-vis, pris entre une sorte de gêne et de surprise trop forte pour ne pas réclamer de lui une forme de moquerie salvatrice, me rappela en l’espace de quelques phrases, cette sorte d’arrogance doctorale qu’il avait ressentie alors, lorsque le professeur le contraignait à brider l’esprit facile qui conduisait le plus souvent sa pensée.
- L’est pas bien fier là… ajouta-t-il sans intention, comme à son habitude, d’aller plus loin dans le cœur de sa parole.
Le professeur devait avoir un âge très avancé. Je ne vais plus à l’école depuis longtemps. Il était dehors. La route était devenue bien dure pour lui mais il était debout, il arpentait toujours. Il s’agrippait à ce qu’il pouvait encore faire car j’imaginais volontiers que bien des choses simples du quotidien étaient devenues pour lui l’objet d’intenses débats intérieurs. Manger, se changer, se soigner…
Et puis, je me rendis à l’évidence. Il était entré dans mon paysage, moi assise à mon « banc « de bistrot. Et sans le moindre mot, sans discours, sans appel non plus, il m’avait contrainte à me questionner et à mettre de côté cette facilité usuelle qui analyse la surface sans ne jamais pénétrer au cœur de l’histoire. Toujours cette identique puissance. Rien, non, rien n’avait changé, si ce n’est que l’intérieur avait encore grandi, s’était renforcé de telle manière que son corps, son pauvre habit de chair, diffusait désormais au-delà de ses mots, le message de réflexion.
Texte : Anna Jouy
Image : Fumée-état-d’âme, par Yaman Ibrahim (Série « Les fumeurs »)
brigetoun a dit:
oui cet ébahissement gêné au premier regard devant la déchéance physique de l’âge
il faut se souvenir de ce qu’ils ont été (je m’applique au regard extérieur) et puis croiser le regard, et quant on a le bonheur de parler retrouver l’homme ou la femme qui est peut être intact
Dominique Hasselmann a dit:
La philo n’est heureusement pas une question de taille physique : Sartre n’aurait pas eu l’agrégation. Un mégot suffisait à sa bouche (même si on le gomma un jour sur une affiche de la BnF).
anna jouy a dit:
dans cet instant entre parenthèses, la question de la surface, de l’apparence mise sur le tapis…notre facilité de juger..;-)
mchristinegrimard a dit:
Le temps rétrécit les corps et les esprits, ne reste que l’éclat du regard lorsqu’on le croise. Il faut juste apprendre à capter l’instant.
anna jouy a dit:
je suis d’accord, c’est une leçon que notre époque veut oublier: la sagesse du regard des gens âgés
lanlanhue a dit:
oh oui, le temps de la vie pour en faire le chemin. Tant de choses me viennent à partir du texte.
HERMY Christian a dit:
Pour le coup là aussi un seigneur reste néanmoins un seigneur, lorsque quelqu’un a gravé dans votre cerveau maléable une impressionnante identité,
si l’outrage de la vie engendre de la compassion sur notre regard provisoirement épargné, ce qui demeure si on le souhaite c’est de voir un soleil en son zénith.
A chaque fois que je vous lis mon âme s’allume comme les yeux de l’enfant devant ses premiers noël, merci pour ces cadeaux répétés !
anna jouy a dit:
ooops…. suis heureuse de faire des présents , modestes quand même..;-) merci Christian
francoislewandrowski a dit:
J’aime. -avons nous le choix?
vaguer comme un Bernard dans l’infini
exposé
connexions renforcées
mécanique grippée
Schizophrénie délicate-(ment blottie)
déambulateur
court circuit – cours!
sourd
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-Désolé 10.35 2day
anna jouy a dit:
le dialogue de la chair et du verbe….fort beau rebond pour ce texte plutôt simpliste quand même..;-)
storstadsnatur a dit:
Incredible photo!
lecuratordecontes a dit:
c’est le vieux cosaque, peut-être
anna jouy a dit:
le cosaque par principe n’a pas d’âge… il est sans ce genre de frontières. c’est le Sage Cosaque, peut-être…;–)
lecuratordecontes a dit:
Ben oui !
Aunryz a dit:
Les moments d’éveil
ou de réveil
quand quelqu’un peu en procurer
simplement en déambulant
c’est bien
qu’au delà des apparences
il s’est élevé bien haut
c’est à dire
dans toutes les directions
Par ricochet
ce texte produit un de ces moments d’éveil
si difficile à provoquer sans aide
(G. disait que même si on mettait des objets mécaniques
en place pour se réveiller
cela ne fonctionnait pas
on continuait à dormir en pensant les avoir arrêtés
et en intégrant leur sonnerie à nos rêves
quitte à distordre un peu leur perception)
Alors merci pour cette clochette