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Le footballeur

Dans la rue. Il faut parfois sortir. Prendre le trottoir, le suivre comme on suit un ami. Se dire que si vous ne savez pas, lui sait bien où il vous faut aller. Faire confiance au hasard ou au mouvement calme du bitume. Sortir de la chambre et faire comme si à l’autre bout de la démarche, il y avait un rendez-vous, un quelqu’un qui ailleurs se préparerait, lui ou elle aussi, à tenir la rampe basse du trottoir pour vous rejoindre. Mettre donc les petits pas dans les grands. Prendre la cadence des enjambées invisibles, celles de ceux qui sont sortis eux aussi un jour de la chambre pour prendre et mordre un peu de soleil, les tartines de lumière.

Faire comme si. Alors enjoliver l’apparence, décorer l’arbre qui marche, le parer de scintillements et de couleurs. L’embellir d’artifices délicats, talismans et cliquetis. Faire voir tout autour qui vous êtes dedans, dedans la chambre, dans les ombres murales, dans les couvertures de coton, là où vous emballez votre peur de vivre. Profiter de la faille dans la carapace, faille qui ne s’ouvre que par brèves séquences dans la fiction éphémère de votre existence. Sortir, comme un dimanche dans les marées basses de la ville, quand il ne reste que quelques couteaux noirs, les errants de l’ivresse. Et au cœur, l’envie de rencontrer des ombres sans risquer de chuter dans l’obscur.

Il est là. Invisible dans toute sa stature ordinaire. Il passe et vous avez traversé son corps avec une aisance étonnante. Le fil du trottoir requiert votre immense intérêt, vos idées quant à elles galopent et s’égaient cabris devant déjà, loin devant. Vous êtes dans des ubiquités souveraines, sortie et ailleurs comme toujours.

Il est là. Présence bien réelle qui marche elle aussi, qui rentre ou qui erre comme vous.

  • Arrête-toi, s’il te plait.

Vous retombez. Voilà vous atterrissez. Vos pieds reprennent contact avec le sol. Ça y est, vous êtes revenue de ce je ne sais quoi, où flottent les pèlerins.

Arrête-toi. Viens. Passe un moment avec moi, s’il te plait.

Ça vous entre par les corridors venteux de la tête, ça s’engouffre, ça file, ça bourrasque, grande course des feux follets pour faire tilter la cloche. Ça vient de zinguer mais vous ne voudriez pas comprendre.

L’autre est là. Il s’affaire, s’agite un peu. C’est un homme d’une quarantaine d’années peut-être, un athlète peut-être, qui aurait laissé tomber les tours de force. Le cheveu baille gris, la barbe négligée repousse de la flemme. Le regard est intelligent. Rien d’hagard et d’allumé pas plus. Il me fixe, la question est là. Pressante et nécessaire. Passe un moment avec moi.

J’habite là.

C’est l’immeuble voisin ,une tour moderne et sans âme. C’est la rue des rosiers et moi je viens de l’impasse des dentellières. Il tend la main. Son balcon ou sa fenêtre là-haut. Il m’a arrêtée, je l’écoute. Je n’ai pas poursuivi mon chemin ; aurais-je dû ? Sans doute. Je l’écoute alors il s’emballe. Il vient d’Espagne. Il vivote ici. Il sort sa carte d’identité. Oui, c’est bien sa tronche en plus jeune, je pense.

J’étais footballeur. Un héros, tu te souviens… (là il me dit son nom) ben oui c’est moi !

Il me dit son nom. J’aurais dû savoir certainement. J’ai un peu honte pour une fois de n’aimer le foot que tous les quatre ans et encore quand on sent venir la dernière bataille. Il soulève ses épaules comme pour chasser une époque et m’encourager. Pas grave n’est-ce pas, pas grave maintenant que tu me causes. Pas important maintenant que tu m’écoutes..

Passe un moment avec moi ! T’as rien à avoir peur. Je te ferai grimper au ciel, je vais te marquer des goals … Sois gentille. T’es une diva et moi je suis un dieu du stade.

Il me regarde. C’est dimanche matin. La rue est vide. Lui qui trimballe sa solitude dans une direction et moi qui file la mienne dans l’autre. Comme si la terre s’était un instant décidée à retirer tous les pions de la rue, de la ville peut-être, pour voir ce que ça donne deux tristes solitaires un matin qui se croisent. Auront-ils l’audace, auront-ils la morale ? Dépasseront-ils leur silence ou le garderont-ils, histoire de ne franchir jamais les limites imposées ?

  • Sois gentille. T’es belle et tu le vois bien, je suis pas quelqu’un qui va te faire du mal… monte avec moi.

Mais je souris. Que puis-je faire d’autre ? Tout va vite dans la tête parfois… Trente mille sonnettes se mettent à frissonner. Tintamarre des peurs et des convenances.

Désolée, j’ai un rendez-vous… Je dois y aller

Je m’éloigne déjà. Je m’éloigne et me retire, comme si soudain il avait existé ce rendez-vous. Est-ce que je le fuis, lui et son charme étrange, rapide et urgente. Est-ce moi que je m’empresse de détacher de l’espace des basculements et des mirages. Les deux bien sûr. Je quitte le cercle intime, le trop proche, le lieu où les humains se parlent même sans se connaître. Je ne me retourne pas ; je brise le nœud de trottoir, une sorte de nœud facile à déclamper. Il me hèle.

  • Hééééé…

Je tourne un peu la tête. Il n’a pas bougé, comme sidéré ou surpris de ma stratégie d’évitement inattendue et qui le plante sur place.

Hééé… T’es pas la plus femme du monde non plus ! me hurle-t-il avec une fêlure dans la voix.

Le trottoir tire toujours le fil. La ville est morne. J’écoute le bruit unique de mes petites sandales frottant le bitume. Devant moi, qu’une rue désenchantée. Ce dimanche, Dieu avait un goût âpre d’inhumanité.

Texte : Anna Jouy