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Notre première rencontre fut à Lisbonne, peu après le début de la Guerre Civile en Espagne. On vivait à Lisbonne comme dans un jardin, entouré par des fleurs pourpres et rouges, sous un ciel bleu, son champs de vision réduit par des longs murs mystérieux, ocres ou brun-rougeâtres, cachant les restes des siècles passés. Ça et là un aperçu du Tage, lent, rêvé.

Finis terrae d’un continent, point de départ pour des voyages à travers des mers lointaines. En fait on y vivait comme dans un rêve, le dos tourné à l’insurrection, à l’incendie et au fratricide, restant volontairement aveugle malgré tous les fouilles et les conspirations, les recherches et les écoutes, qui rataient l’essentiel. Là-bas, les gens vivaient tard, pendant la soirée et la nuit, pleines de distractions et divertissements.

Dembinski était récemment venu de l’Est. Il s’installa dans une des vieilles maisons larges dans un quartier lointain, avec un jardin plein de wistaria et roses sauvages, et occupait seulement le grand séjour au rez-de-chaussée –  avec des tapis orientaux, des pipes à eau turques et des divans larges, derrière des rideaux toujours mi-clos, de sorte que ça ressemblait à une tente plutôt qu’à une chambre, un espace singulier, invitant à la réflexion, où je lui rendais visite de temps en temps.

Très agile, d’une spontanéité immédiate, il était étonnamment jeune en mots et gestes malgré sa chevelure blonde déjà grisonnante, une petite moustache grise et des pattes d’oie. Les sourcils, tirés en haut vers les tempes, des yeux rapprochés, clairs et pénétrants, le faisaient parfois ressembler à un matou méchant, en particulier quand il était irrité ou choqué par la banalité ou la lenteur des pensées d’autres.

Sa tête et son cœur semblaient être en duel tout le temps, sauf quand, pendant ce printemps, inhabituellement,  il se plongeait dans des pensées profondes, en s’installant sur un divan, jouissant d’une cigarette, les yeux fermés, probablement à cause d’une déception inavouée.

Spontané, prématuré, inconventionnel, il était souvent en conflit avec son entourage sans que cela, au fil des ans,  avait diminué son enthousiasme de gamin parfois étonnant.

Mais ce qui le rendait attachant était sa curiosité inlassable dans les hommes et les choses, ses observations étonnantes qui révélaient un intérêt ouvert,  et de surcroît : une intuition inhabituelle.

Pendant ces mois, nous n’avions pas beaucoup de travail. Ensemble, nous entreprenions maintes excursions.

Au sud, vers la côte sauvage à Cabo São Vicente, le cap émergeant, lie-de-vin et gris, devant un océan vêtu en brumes, pendant une matinée estivale vaporeuse et aveuglante. Dans les antres invisibles, en profondeur des calcaires, grondait la mer.

On traversa les plaines vers l’Est, vers Evora, et l’Elvas blanche, un mirage, étendant ses tours et ses maisons vers le ciel pendant une nuit argentée, sèche et silencieuse, déchirée uniquement par le bourdonnement d’une cloche.

Vers le nord, juteux et vert, par des chemins pleins de chars à bœufs avec des roues datant de l’époque des grandes migrations ethniques – jusqu’au jour où, bien inopinément, arriva la fin de cette vie de voyages, rêves et de réjouissance. Une nouvelle affectation m’appela au nord, et refoula rapidement la mémoire de tant d’insouciance. Une réalité dure, sombre et incertaine, souvent irritante, exigea toute ma concentration.

(à suivre)

F.C. Terborgh, La bague (1954), traduction du néerlandais par Jan Doets