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Avis aux lecteurs: pour une lecture fructueuse de la lettre ci-dessous, on vous conseille de lire auparavant la lettre de Jan Doets à Christine Zottele aujourd’hui sur http://est-ce-en-ciel.blogspot.fr/2014/03/ces-povres-resveurs-ces-amoureux-enfans.html

 

melbanon-1Sarah

La réalité ne pardonne pas qu’on la méprise; elle se venge en effondrant le rêve, en le piétinant, en le jetant en loques dans un tas de boue!

Joris-Karl Huysmans, Là-bas

Cher Jan,

Je suis très heureuse d’avoir de tes nouvelles et encore merci pour le livre de Cees Nooteboom : Philippe et les autres ! Je l’ai lu avec plaisir. Tu vois, je dévore toujours les livres et les pommes. Mes « cheveux hirsutes » se sont assagis, ont blanchi plus que moi ! Je n’ai jamais eu les yeux bleus…

D’ailleurs, j’aimerais rectifier un certain nombre de détails, colportés il est vrai par ton hétéronyme, Albert Chiendeau. Celui-là je le lui tordrais bien le cou ! Me traiter de mariole, et puis quoi encore ? Pourquoi pas de cagole ?  Sous prétexte de fonder un nouveau genre, l’hétérofiction, il écrit n’importe quoi dans « L’Ovocyte» en s’inspirant de ton histoire. Pour commencer, tu as raison, tu n’es jamais allé au Japon. Comment est-il possible que tu ne te rappelles pas notre voyage en stop jusqu’à Fribourg, en Suisse? Et nos rencontres ? La seule chose exacte, c’est que je m’appelle Sarah et que nous nous sommes bien rencontrés à Marseille, à la librairie le Passé Simple, pendant l’été 1956.

Je suis très flattée de la mission que tu me confies même si je ne sais pas si je serai à la hauteur. Comment pourrais-je distinguer le rêve de la réalité, moi qui ne suis même pas sûre d’exister ? Je n’ai pas d’imagination et n’analyse pas, contrairement à ce que tu dis, j’enregistre simplement je et je note. C’est mon nouveau métier d’ailleurs, je suis onirographe. J’écris des rêves pour ceux qui ne rêvent plus. D’ailleurs, il faut que je te l’avoue, je n’ai jamais été la propriétaire du Passé Simple – jamais je n’ai été propriétaire de quoi ou de qui que ce soit. La librairie appartenait à l’un de mes amis parti en vacances et qui me l’avait confiée le mois de juillet. Mais ces détails ne sont pas intéressants.

Pour t’aider à retrouver ta réalité et ta comtesse Brigitte, sers-toi un verre de vin blanc (voire deux mais pas la bouteille, attention il faut que tu restes lucide !) et suis-moi dans ce voyage en quatre cartes postales.

La merLa baie des singes et l’Île Maire

Il faut partir de là, du Passé simple, de cette rencontre. La librairie se trouve rue de la Caisserie. C’est devenu une librairie salon de thé, dans laquelle se tiennent dorénavant des clubs de lecture (ça t’aurait plu à l’époque) et des rencontres avec des auteurs. Il subsiste quelques traces du passé et quelques vieux nostalgiques comme moi qui ne fais pas mon âge.

Lorsque tu es entré la première fois je lisais Huysmans, Là-bas et tu m’as demandé un livre sur ici, Marseille. Je t’ai conseillé de lire Shakespeare. Incertain de ton français, tu as reformulé ta requête avec un accent à couper au couteau et une mèche folle que tu rejetais en arrière nerveusement. Alors j’ai eu pitié de toi et j’ai dit que c’était une phrase de Giono parlant non de Marseille mais de la Provence.

Paul est entré. Mais je m’emmêle,  c’était peut-être un autre jour… Il faisait si chaud cet été-là et il faisait si frais dans cette librairie qu’un bon nombre d’amis y entraient pour partager une lecture, un verre ou simplement un peu de silence et de contentement. Quoi qu’il en soit, Paul (celui que ton Chiendeau s’obstine à appeler Philippe) nous a proposé d’aller faire un tour en voiture (celle de son père) dès que la pluie a commencé à crépiter sur le trottoir. Ça j’en suis sûre, de la pluie et de l’orage violent qu’on attendait depuis le début de la canicule. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons décidé d’affronter la circulation de la Corniche.

Paul avait décrété que tu méritais de connaître autre chose que la Plage des Catalans. La Pointe Rouge, la madrague de Montredon, les Goudes et enfin le bout de la route et la baie des Singes en face de l’île Maire. L’orage irlandisait le lieu. Le gris, pour le ciel et la mer ; le même mot mais pas le même gris ; le gris de la mer intense, mêlé de bleu, de vert et de violet, écumant d’une rage trop longtemps contenue. Le gris du ciel, légèrement plus clair, lumineux, mettant en valeur le grand charroi des nuages et le brun et le vert du rocher…

Sans voix, nous regardions le spectacle en sirotant notre vin blanc. La pluie tombait par intermittence. Je t’ai servi un nouveau verre de vin en disant : « Je ne suis pas une princesse ligure, attention ! » J’ai ri devant ton air affolé et t’ai raconté la légende de Protis et de Gyptis à l’origine de la fondation de Marseille.

Nous avons dîné aux Goudes, bu  du vin blanc encore, et dans une belle et jeune ivresse, nous avons décidé de partir le lendemain en voyage vers les montagnes des Pays-Bas. Puisqu’il n’était plus possible d’aller plus au sud, nous irions vers le nord. Ça tombait bien, ton stage à la Shell était terminé et je pouvais fermer la librairie quelques jours. Quant à Paul, il venait de travailler deux mois pour s’offrir son premier appareil photo (je ne me souviens plus la marque) et avait bien l’intention de s’en servir. Son père lui avait prêté sa voiture…

La routePrendre la route

Est-ce encore un rêve ?

« Si tu veux mon avis, ta comtesse elle travaille du chapeau, avais-je persifflé. Elle n’est pas plus comtesse que je ne suis papesse. » Depuis, j’ai changé d’avis, tu le sais, mais lorsque nous l’avons rencontrée la première fois, assise sur le trottoir, la nuit déjà bien entamée, murmurant en boucle « est-ce encore un rêve ? », je la trouvais vraiment étrange la comtesse Brigitte de Lussanet de la Célerière.

Notre voyage vers le Nord avait bien mal démarré tout comme la voiture de Paul qui avait refusé de quitter Marseille. Aussi avions-nous dû faire du stop… Plus de huit heures de voyage et de détours pour faire Marseille-Avignon, c’était un record ! J’avais espéré pouvoir trouver des billets pour le McBeth mis en scène par Jean Vilar avec Alain Cuny et Maria Casares mais nous étions arrivés trop tard. De toute façon, ce soir-là c’était Le Prince de Hombourg de Kleist. Et Brigitte encore bouleversée, tentait de se remémorer les répliques de Gérard Philippe, la dernière surtout : Est-ce encore un rêve ?

Avec ta chemise blanche agitée par une brise légère, tu lui as probablement rappelé ce prince somnambule rêvant sa mort – vivant sa mort pour mieux vivre – car Brigitte t’a souri quand tu lui as répondu : « Non, je suis bien réel. Venant de Marseille et des Pays-Bas bien avant. Je ne sais inventer. »

Tu lui as tendu la main pour qu’elle se relève. Ce qu’elle a fait comme une grâce accordée à son chevalier servant. Paul et moi, médusés, assistions bouche bée à votre marche majestueuse et lente vers… où d’ailleurs ? J’ai toussé ostensiblement pour attirer ton attention : « He, tu ne crois pas que nous allons porter ton barda, tout de même ? »

Brigitte, heureusement, a réagi. Elle a demandé si nous savions où nous loger et devant notre silence éloquent, elle nous a généreusement proposé le gîte. Fourbus, après une déambulation dans le dédale des rues avignonnaises elle nous a conduits devant un château – son humble demeure, disait-elle, son antre – dans lequel elle nous a fait entrer sur la pointe des pieds… pour ne pas réveiller la domesticité, dont elle respectait le droit au sommeil, a-t-elle dit.

Dans un état quasi hypnotique nous l’avons suivie dans un escalier à vis, étroit et qui ne semblait jamais vouloir s’arrêter à… Enfin, nous entrâmes dans une grande pièce dont le sol était jonché de matelas. Sans poser de questions, nous avons déplié nos sacs de couchage et nous sommes endormis immédiatement.

Le lendemain, réveil en sursaut. La comtesse avait une idée : elle partirait avec nous, le festival étant terminé, elle n’avait plus rien à faire dans ce pays de fous et de mistral. Elle nous pressa tant et si bien que… nous la suivîmes de nouveau. Elle portait un chapeau aussi extravagant qu’improbable, une sorte de sombrero de vaquero  en cuir usé. Te souvenant de ma remarque de la veille tu lui avais alors demandé : « Ainsi, vous travaillez vraiment dans le chapeau ? »

Je t’avais donné un violent coup de pied dans le tibia, mais encore une fois, la comtesse avait bien réagi. Après avoir éclaté de rire, elle t’avait expliqué : « Pas dans mais du chapeau. C’est difficile, n’est-ce pas, l’emploi de ces prépositions en français ? Je commence à travailler à Paris en septembre mais pas dans la confection de chapeaux. Et votre amie a raison, on me considère souvent comme une folle parce que l’on confond souvent folie et liberté.  Vous pouvez me tutoyer si vous voulez » avait-elle ajouté en s’adressant à nous tous.

Pour tout te dire, je me suis renseignée. Elle n’a jamais été comtesse. Le château dans lequel elle nous a hébergés le premier soir ne lui appartenait pas du tout. Ses hôtes l’ayant d’abord trouvée charmante l’avaient invitée avant de se rendre compte qu’elle invitait à son tour tous les chiens perdus sans collier rencontrés au hasard des rues… Comme nous…

D’ailleurs notre départ précipité fut la conséquence de l’injonction à la comtesse et ses invités de lever le camp immédiatement. Je ne te l’ai jamais dit parce que déjà amoureux d’elle, tu te fichais de ces contingences matérielles. Tu ne voyais dans ce corps élégant, vif, léger et menu, dans ce visage aux traits fins, dans cette bouche ourlée et sensuelle, dans cette chevelure noire et abondante, que l’aristocratie naturelle de ceux qui ont été élevés avec les chevaux sauvages. Et c’est vrai, je le reconnais qu’il y avait de cela en elle. L’esprit de la vaquera, nomade et solitaire. N’empêche, cette belle aventurière t’a fait tourner la tête…

Paul a été obligé de repartir à Marseille pour réparer la voiture de son père. Nous avons accompagné la Comtesse aux halles pour acheter des provisions de bouche pour la route. Est-ce pour te plaire qu’elle a acheté des pommes de terre bintjes ? (j’ai beau eu  dire que ça n’était pas pratique à cuisiner sur la route, que ça alourdirait nos sacs, et pourquoi pas de la vitelotte à chair violette, c’est plus joli ? elle n’en a eu cure et c’est toi évidemment qui as porté toutes les provisions…).

Enfin nous sommes partis, deux jeunes filles et un jeune homme tendant leur pouce à la verticale sur la RN7. Beaucoup de voitures familiales ne pouvaient nous prendre. Et les quelques célibataires auraient bien pris les filles uniquement. C’est moi qui ai eu l’idée de te déguiser en fille. Du coup, Brigitte m’a regardée autrement – étais-je moins banale à ses yeux ? Toujours est-il que notre amitié a commencé à se développer à partir de ce moment-là.

le couventLe couvent de Sœur Anna

C’est pour toi qu’Anna chante en ce moment. Tu l’entends ? Sa voix claire s’élève dans la nuit à l’unisson de ses sœurs, les carmélites de Montrevers à Fribourg. Cette psalmodie qui se déploie sous la voûte de l’oratoire illumine la nuit d’une présence certaine. Qu’on l’appelle Dieu, l’ineffable ou l’aimé, il participe d’un complétude. Après tout, à complies c’est normal.

Nous somme arrivés fourbues (le « e » du féminin car n’oublie pas que tu es encore vêtue comme une fille) après un voyage éprouvant et épique, après les vêpres. De nombreux véhicules se sont bien arrêtés mais pour des petits trajets ou nous déviant de notre itinéraire. Il faut dire que tu suscitais un trouble parfois équivoque chez les conducteurs.  J’ai surpris plus d’une fois dans le rétroviseur leur regard concupiscent sur ton visage mi angélique-mi elfique, en tout cas appartenant à l’inconnu qu’on aimerait bien connaître. Bibliquement parlant, si tu vois ce que je veux dire. Ni Brigitte ni moi n’attirions ce type de regard.

Et nous nous amusions à t’interpeler ainsi : «  Jeanne, ça va Jeanne ? Jeanne, ma sœur Jeanne, ne vois-tu rien venir ? » Ça a failli mal finir, lorsqu’à un arrêt pipi, tu t’es éloigné de nous et que notre chauffeur t’a suivie… Tu as eu l’idée géniale de t’enfuir en hurlant : « Au secours ! Au déshonneur ! Au voile ! » (au lieu de « au viol ») ; à peine le temps de constater tes progrès en français que l’odieux personnage s’engouffrait dans sa voiture en criant à son tour : « Espèce d’oie blanche de mes deux ! Allumeuse… ».

Une religieuse en robe blanche et aux yeux noirs incendiaires, d’une beauté et d’une jeunesse  incroyables, nous a proposé de nous rendre en Suisse. Comme il était déjà tard, nous avons accepté. Elle s’appelait Sœur Anna ! Au cours du trajet, elle a peu parlé sinon pour nous dire qu’elle venait d’effectuer une livraison d’hosties –fabriquées dans son couvent.

Tu retrouves la mémoire, Jan ? Toi, entre Anna et Brigitte, tu ne savais plus où tourner les yeux. Brigitte a parlé de son amour pour les écrits mystiques de Thérèse d’Avila. Anna a souri. Ensuite nous avons dû nous endormir.

Deux images d’Anna qui corroborent les tiennes. Anna dans une pièce inondée de soleil – c’est une sorte de serre avec des plantes de toutes sortes, médicinales et ornementales – face à un lutrin, écrivant debout. Elle fredonne aussi de temps en temps, et le plus souvent des airs pas très catholiques… je crois avoir reconnu le  « Blues du dentiste »… ce qui nous a fort étonnés.

Une voix la traverse, elle transcrit musique et paroles. Peu de ratures. De temps en temps, elle lève la plume, se dirige vers un pot où croît une plante, pince et coupe entre ses doigts la pousse terminale. Nous voyant arriver ce matin-là, se tournant vers toi elle et te dit : « Celle-ci est comme toi : c’est une plante à fleurs tardives, il faut l’aider un peu, mais tu verras plus tard la belle fleur qu’elle nous donnera… ».

Elle revient vers le pupitre, attrape le chant qu’elle vient de composer et l’accroche au panneau d’affichage de l’oratoire. Je jette en passant un œil sur le titre : « Bienvenue au jour nouveau » (chant pour les Laudes)

La deuxième image est pratiquement opposée et pourtant la même : dans sa cellule aux murs nus, la nuit, une lucarne dans laquelle s’inscrit la lune et la lumière parcimonieuse d’un lampe à huile. Tu dis que nous avons observé cette scène, par la serrure, tour à tour… Je ne sais pas, je ne vois pas les mêmes détails que toi. Ce qui est sûr, ce sont  les cris des bébés qui nous ont sortis du sommeil.  Après s’être occupée des nourrissons de la pouponnière,  Anna reprend  la plume. Je parviens à lire quelques bribes :

[…]
cela vaut-il un cierge à la pâleur des églises
les vingt sous de ma mise pour un ciel de vitrail
l’incontinence des désirs et la main du bon dieu  [ 1 ]

Le lendemain, en tête à tête avec elle, je lui poserai la question avec mes gros sabots dans la bouche :

« Qu’est-ce que tu écris, Anna, la nuit ?
–       De la poésie…
–       Mais de la poésie religieuse, uniquement ?
–       De celle qui relie en tout cas, qui nous relie… Ne fais pas cette tête, Sarah, je vois bien que ma réponse ne te convient pas. Je vous ai vus cette nuit m’observer ainsi que la photo de Jan Jansen sur le mur, mais ce n’est un secret pour personne, je suis de ce monde, tout comme lui.  Quant à l’écriture, que ce soit celle du jour ou de la nuit, elle est toujours adressée
–       Adressée, oui, mais à qui ?
–       À Lui, Sarah, avec ou sans majuscule… Notre père à tous.
–       Mais je ne comprends pas…
–       C’est parce que tu n’es pas encore née, moi non plus d’ailleurs… Mais on t’appelle, il vous faut partir, on se retrouvera beaucoup plus tard, tu verras ; j’écrirai à six moments de la journée entre chaque moment de prière… »

Claudine Pastel

Claudine Pastel regarde la mer et le ciel

C’est la dernière carte : elle sera plus courte que les autres. L’image serait plus indiquée que les mots. À elle seule, elle te rendrait présente la couleur de ce voyage si particulier. Tu devines, Jan, celle dont je veux te rappeler le souvenir…

Au moment de quitter le couvent, un attroupement de formes blanches exclamatives –Oh ! Ah ! Et celui-ci, regardez ! Et cette écume ! Et ces nuages ! –  autour d’une jeune femme et d’un carton à dessins retint notre attention. Sœur Anna nous présenta Madame Claudine Pastel et son carton magique. Cette jeune luxembourgeoise fournissait l’hôtellerie du couvent de dessins tous plus colorés les uns que les autres, représentant pour la plupart l’océan ou des mers, plus ou moins agités.

C’était évidemment une idée d’Anna. Le couvent en effet avait décidé de développer un tourisme assez particulier : des laïcs, déjà las de la vie moderne et trépidante qui commençait à peine, souhaitaient faire retraite dans un lieu dévoué au silence et à la vie spirituelle pour faire le point sur leur vie. Les religieuses avaient donc consacré une des ailes du couvent à l’hôtellerie, source d’un revenu supplémentaire non négligeable. Les dessins étaient donc destinés à égayer les murs des chambres de cette clientèle et non aux religieuses.

Toute cette blancheur des robes  autour de toutes ces couleurs des pastels, ça m’a fait penser à une publicité pour la lessive Bonus : Voilà BONUS la vraie blancheur du propre et… un cadeau dans chaque paquet de BONUS… Notre cadeau, c’était Madame Pastel et sa petite auto, une ondine bleu clair.

Après avoir fait ses affaires, elle nous a proposé en effet de nous prendre en voiture pour un petit bout de chemin… en fait nous sommes trouvés si bien en sa compagnie que nous sommes revenus presque sur nos pas. Dans le sud, à Martigues. Elle voulait voir cette ville que son peintre préféré, Niko Klopp, avait peinte.

Dans la voiture, elle nous a montré d’autres dessins, non destinés aux yeux chastes des religieuses. De magnifiques nus dans des poses sensuelles qui n’auraient pas déplu à sœur Anna par exemple. Mais dans son pays, avait-elle dit, il était de plus en plus difficile de trouver des modèles acceptant de retirer toutes les peaux superposées les unes sur les autres pour les protéger du froid. Alors elle s’était tournée vers le ciel et les nuages. C’était leur mouvement qu’elle essayait de capter et de rendre par ses craies. Après l’infini des hauteurs célestes, il lui avait fallu l’infini de l’océan, des sables.

Elle puise ses couleurs au fond d’elle-même. Quand elle parle de son art, elle s’échauffe, un peu de rouge apparaît sur ses joues, qu’elle prélève au bout de son pinceau au fur et à mesure de ses besoins. Pour le bleu, c’est plus délicat, il est composé de tant de couleurs. Alors, dans sa petite ondine, elle a entrepris le tour des océans et des mers. Avant d’arriver en Suisse – oui, elle sait bien qu’il n’y a pas d’autre mer que celle de la tranquillité en Suisse, mais c’est un peu du ciel qu’elle est venue chercher au couvent – elle revenait de la côte Atlantique, dont son amie Isabelle lui avait chanté le mouvement et la beauté changeante.

Je parle d’elle au présent car aujourd’hui elle continue à parler du monde – liquide, céleste et terrestre – avec ses pastels (en fait, en 1956 elle n’est pas encore née non plus) et elle fait partie de notre voyage aller-retour du sud au sud. Nous avons déposé Brigitte délestée de ses pommes de terre (offertes aux sœurs et dégustées le soir-même de notre arrivée) dans une gare. Elle semblait si légère et si frêle dans la brume de ce petit matin, que tu lui as proposé de l’accompagner à Paris.

Mais elle a refusé, en t’assurant qu’elle était bien plus forte qu’il n’y paraissait, et que de toutes façons elle te retrouverait plus tard, ainsi que Claudine, Anna, Paul et moi. Elle en était persuadée, c’était écrit… Qu’il nous fallait tous vivre dorénavant, pour qu’on ait des choses à écrire plus tard. Décidément, elle ne travaillait pas du chapeau ta comtesse, elle savait beaucoup de choses.

Je vais devoir m’arrêter ici, cher Jan, car j’ai la tête qui tourne – j’ai abusé un peu du vin blanc pour retrouver les couleurs du passé – et je crois que la boucle est bouclée. Tu le vois, je n’ai pas ni fantaisie, ni imagination, je ne t’ai écrit que le rêve et la réalité. Est-ce que ça t’a aidé ? En tout cas, j’ai eu plaisir à faire ce voyage avec toi.

Bons baisers du présent.

Sarah.

Texte : Christine Zottele, sa réponse sur une lettre que Jan Doets lui ai écrit à l’occasion des vases communicants,  publiée  aujourd’hui chez elle sur http://est-ce-en-ciel.blogspot.fr/2014/03/ces-povres-resveurs-ces-amoureux-enfans.html

 
Photo de Sarah : Corinne Leroux
Toutes les autres photos : Philippe Marc

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