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7 février 2014*

Ma chère Brigitte,
C’est un honneur d’être ‘en Vase’ avec vous, la doyenne de ce monde Vasesco, où moi je suis un corps étranger, qu’est-ce qu’un Hollandais y cherche ? C’est simple. J’ai un ‘tic’ français. Je vous explique.

Je suis d’une génération qui a eu sa première leçon de votre langue dès l’âge de neuf ans, en école primaire. On a débuté avec des phrases sans exception essentielles pour commencer après la guerre une nouvelle vie, en France, gravées dans ma tête et celles de mes contemporains jusque suive la mort : “Papa fume une pipe”, “Le rat est dans le canal” , “La souris est au-dessous de la table” et “Le singe est sur la branche”. Nous ne savions pas encore le mot ‘carcasse’, c’était pour les avancés.

Quand j’étais petit, il y avait beaucoup de mots et expressions françaises dans notre langue depuis maints siècles. Encore aujourd’hui il y en a, les survivants des assauts de l’anglais , comme : porte-monnaie (pas surprenant), parapluie (vieillot en France?), abattoir, affaire, ambassadeur, ambiance, aubade, ‘à bout portant’, ‘avant la lettre’, badiner, barricade, belvédère, bonbon, boudoir, boutade, bureau, chantage, charme, concierge, crèche, ‘c’est le ton qui fait la musique’, et ce ne sont que quelques mots et expressions entre ‘a ‘ et ‘c ‘ d’une longue liste , des mots encore utilisés par tous, inclus ceux qui ne parlent pas le français.

À dix ans, les enfants de mon âge devaient mémoriser, sans faute, les mots français que, selon la tradition, Guillaume (souverain de la principauté) d’Orange dans la Vaucluse, avait bafouillés en mourant, frappé à Delft par le pistolet d’un assassin français : ‘Mon dieu ayez pitié de moi et de Ton pauvre peuple”. À Bruxelles, encore jeune homme, il était aux côtés de Charles Quint (né en Gand, Flandres, il parlait le flamand comme un Brel), il était le fils de Philippe le Beau, le dernier Duc de Bourgogne régnant sur les Comtés de Flandres et des Pays-Bas et le Duché de Brabant (les pays de par deçà) et les pays de Franche-Comté, le Charolais et Bourgogne au sud (les pays de par delà). Entre 1384 et 1506, nos pays étaient – on dirait aujourd’hui – : français. À la cour bruxelloise de Charles Quint et son fils Philippe II on parlait le Français.

Dans mon pays, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le français restait la langue étrangère préférée des nobles, patriciens, scientifiques et de tout chacun ayant suivi au moins le lycée de nos pays. On ne parlait guère l’Anglais. Entre 1652 et 1784 , il y avait eu quatre guerres navales entre la République des Sept Provinces Unis (les Pays Bas était une république de 1588 – 1795) et l’Angleterre. À l’Extrême-Orient, ils étaient nos concurrents.
Deux guerres entre les Anglais et ‘nos cousins’ en Afrique du sud, les Boers, avaient causé une haine des Anglais, mes parents et grand-parents parlaient du perfide Albion. Aujourd’hui, tous les Hollandais parlent l’Anglais couramment. Hélas, notre langue est devenue même fort contaminée par l’Anglais. Pas encore juste après la Guerre. Au lycée (en Hollande une combinaison de votre collège et lycée, six ans en total) on commençait avec le français dès le début, mais avec l’anglais en deuxième classe.

Brigitte, c’est dans cet environnement culturel changeant après la guerre que j’étais adolescent. Le Français restait toujours ma langue préférée même si pour mon travail je devais parler couramment l’anglais et l’allemand, les deux autres langues aussi obligatoires dans nos lycées de cette époque … à côté du latin et du grec… (nous sommes un minuscule pays, il faut parler les langues, car qui, dans ce monde moderne, parle le hollandais ??)

Pourtant, mon vrai ‘tic’ français vient de la chanson française, des années 1950-1960. Malgré l’énorme vague de musique américaine qui nous engloutissait, la chanson française est restée très populaire dans mon pays pendant quelque vingt années après-guerre, jusqu’à ce que les Beatles et Stones l’oblitèrent aussi effectivement que le jazz. J’ai “bu” les chansons d’Edith Piaf et Juliette Gréco, d’Yves Montand , Gilbert Bécaud, Jacques Brel, Charles Aznavour. Je les ai écoutées par la radio et, juste avant de partir vers la Colombie en 1963, vues sur la TV en noir et blanc encore.

Je me souviens toute une soirée avec Gilbert Bécaud (1962 ?) dans un petit studio TV près d’Amsterdam devant un petit public euphorique qui chantait avec lui. Il a pensé qu’il était chez soi. Donc, en arrivant en Colombie, une des premières choses que je fis avec mon salaire tropique était d’acheter beaucoup de LP de tous mes héros . Il était défendu de les importer en ce pays, donc ils étaient pressés à Bogotá. J’ai ces disques encore, ‘tournés gris’, grijsgedraaid comme on dit ici, et je les ai remplacés tous sur CD. Je les tourne encore, ils sont éternels.

De Colombie j’étais transféré à Brunei, au bord la mer chinoise du sud-ouest et c’est là que je tombais dans un cercle d’amis français pour la première fois de ma vie. Et comment… ils me firent écouter la génération de chanteurs suivant mes premiers héros. Serge Reggiani surtout (“Et puis’ entre autres), Yves Montand (tout son récital au théâtre de l’Étoile de 1958, deux LP, tournés gris), et pendant les parties: Jacques Dutronc (‘J’aime les filles’, gris), Joe Dassin (‘Tout bébé a besoin d’une maman … gris), Nino Ferrer (Z’avez pas vu Mirza, lalalalalala … gris ) et , naturellement, le grand Bécaud encore pour les slow (‘Je reviens te chercher’, ‘C’est la rose, l’important’, très gris).

J’ai pu pratiquer le français parlé chez ces amis français, pas un sacrifice pour eux car ils n’étaient pas trop doués de volonté d’apprendre l’Anglais qu’ils parlaient avec des accents les plus amusants. Un d’eux, friand de raconter des plaisanteries risquées, ajoutais souvent, avec un accent hilarant : ‘A dirty mind is a joy forever’ ce que je ne peux plus dire en Anglais sans y ajouter son accent français.

Donc, c’est par l’amitié de français et la musique française que le ‘tic’ m’a frappé. C’est un ‘tic’-à-vie. Ma vie sera prolongée par l’immense plaisir avec lequel vous et nos amis des blogs et des Vases m’entourez. Nous sommes une grande famille et vous en êtes la mater familias, vous êtes notre mère poule qui veille sur nous vos poussins.

Car qu’est-ce que serait le destin du Vasesco sans Brigitte Celerier?

Je termine avec un témoignage d’amour pour votre pays et votre langue. Trois de mes chansons favorites, chantées dans l’ambiance de ma première connaissance d’elles :

Yves Montand chante et danse ‘Les roses de Picardie’,
Gilbert Bécaud chante ‘Quand il est mort le poète’ dans une version plutôt récente (1988) parce que je la trouve la plus belle entre toutes par son âge et la participation émotionnée du public. ‘Dans un grand champ, des bleuets’, korenbloemen en Hollandais, ‘fleurs de blé’.
Jacques Brel chante ‘Ne me quitte pas’, l’enregistrement que j’ai entendu la première fois à Bornéo, chez mes amis Karin et Jacques Guéneau. C’est resté pour moi une des  chansons françaises les plus émouvantes .

Brigitte, je vous salue de la vieille Haye des Ducs de Bourgogne,

votre ami des pays de par deçà,

Jan Doets

 
 
Texte : *Une lettre à Brigitte Celerier, à l’occasion des vases communicants, publiée 7 février 2014 sur son site http://brigetoun.blogspot.nl/2014/02/ma-chere-brigitte.html, et à laquelle elle a répondu le même jour  chez les Cosaques: http://atomic-temporary-56466443.wpcomstaging.com/2014/02/07/mon-cher-jan/