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l'Homme aspirateur

On dit que le représentant n’existe plus. Mais quoi de plus inexact. Il a même une vertu nouvelle à mettre à son curriculum : il est … spécialiste.

Ne pas confondre le représentant-spécialiste avec cet être, issu du croisement d’une porte d’entrée avec une prise de téléphone, qui vous tape sur le système sans faire un pas, et qu’on appelle le démarcheur téléphoniste.

Le colporteur du temps présent a lui toujours une offre exceptionnelle à vous soumettre. C’est-à-dire qu’il serait vain de la croire accessible par un autre intermédiaire : l’offre exceptionnelle lui appartient, spécifique et unique !

Quantité d’aspirateurs d’une puissance inouïe et d’une maniabilité fabuleuse échappent à la population parce qu’objets d’une mise à l’étal sous conditions que seul le représentant peut lever. Quantité d’outils divers, de matériel hors pair, de produits essentiels ne sont abordables que par le bon rapport que vous allez entretenir avec le représentant frappant sans crier gare à votre porte.

Cet homme est venu. Je dormais aussi ai-je perdu une occasion de m’enrichir. J’ai pourtant de lui une image, une formule type devrais-je dire.

Personnage amène et parfois obséquieux lors de l’entrée en matière. Il sourit et d’un cillement du sourcil vous signifie que vous êtes à son goût. Il lui faut tout de suite et immédiatement établir ce contact charnel qui mettra sa cliente en intérêt, si ce n’est en attente de lui.

Il cherche un prologue, quelque chose qui le situe dans la catégorie visiteur de premier choix.  En général, il feint un bonheur substantiel de vous avoir rencontrée, de vous avoir sur son chemin. Parce qu’à vous, personnage rare et privilégié, il trouve formidable d’annoncer cette chose stupéfiante : un outil révolutionnaire est entre ses mains et il est prêt à vous le céder.

Dès lors qu’il est là, vous connaîtrez en l’espace d’un temps conséquent, l’entier du développement d’une incroyable relation… tout aussi fausse que les vraies.

D’abord il vous séduit, excite vos besoins et se montre seul capable de les assouvir. Il sait parfaitement activer en vous la nécessité. Et il apparaît alors qu’il a justement la solution. Première étape qui le voit vous démontrer en termes et en actes, combien sa présence ici arrive à point nommé.

Il est capable de saccager votre salon, d’y secouer des sacs de poussière, d’y verser des tombereaux de merdreries de toutes sortes. Pour vous prouver qu’il est l’homme de la situation. Abrutie par l’état consternant de votre intérieur, réalisant le peu que vous y aviez investi, éveillée enfin à ce que serait la vie si… vous ne demandez qu’à lui laisser le champ libre.

Ce qu’il prend aussitôt pour une invitation à faire un bout de chemin avec vous. La machine est là entre ses mains et il vous initie en génie de la communication à sa manipulation. Chaque étape du rangement programmé, vous donne la satisfaction incommensurable d’être au top et au mieux de vos capacités… de nettoyage certes mais c’est à l’intérieur de votre petit ego que les connexions se feront en sa faveur… Cette machine est extraordinaire…peut-être bien, mais c’est surtout vous qui l’êtes. Jamais jusqu’à ce jour, vous n’avez à ce point maîtrisé l’époussetage, récurage et autre lustrage du parquet.

Le sol est brillant ; vous êtes magnifiée !

Jusqu’à cet instant-là, une lune de miel et de charme baigne votre maison d’une douceur magique. Tout est allé jusqu’à la perfection, sans poser problème.

Mais voilà que débute la phase nouvelle. Instant pathétique où le prince donc redevient un représentant. « Cet appareil est à vous, chère madame, pour la modique somme de … » Ici, entendez toujours un chiffre exorbitant. Trois, quatre fois plus cher que le plus cher se trouvant sur le marché, mais naturellement… spécialité oblige ! Pour de telles performances, ce prix reste un cadeau que vous fait le représentant en personne et en sus l’entreprise qu’il tient à bout de bras.

De grandes discussions débutent. Vous tenez à faire valoir certains arguments contraires ; vous ne voulez pas le laisser gagner sans lutter. Tous les éléments présentés sont valables mais qu’en est-il des vôtres forgés par le bon sens, la vie, et votre connaissance étonnante de votre compte en banque. Il ne se laisse pas démonter, préparé qu’il est à cette tempête de laquelle il va sortir vainqueur s’il sait négocier finement cette partie du jeu relationnel.

Vous apprenez alors que la chose est garantie quasiment à vie, que les pièces défectueuses vous seront remplacées dans un temps record, que la maison ouvre des crédits, uniques eux aussi, en leur genre et que cette opportunité ne se représentera pas de sitôt …

Maintenant, il s’agit pour le représentant de ne vous laisser qu’un minimum de temps de parole. Plus il envahira la discussion, moins vous y pourrez placer vos quelques remarques pertinentes. Enrobée dans un usage subtil du superlatif, la causerie vous conduit immanquablement à l’idée que vous seriez bien bête de ne pas comprendre que voici pour vous le moment du changement. Vous allez plier sous le poids des arguments,  mais vous trouvez le courage de refuser cette offre alléchante, d’une voix un peu tremblante peut-être mais sans concession.

Dès lors, la guerre est déclarée. Le représentant ne comprend pas. Il a fait le ménage chez vous, est venu jusqu’à vous, a sorti de lui des trésors d’empathie pour vous et voilà donc le résultat ?

Mais enfin cela ne se peut ! Il doit y avoir une erreur de réflexion de votre part. Une étape de la démonstration a pu vous échapper, il est prêt à recommencer, à ressortir le mode d’emploi et les modalités de paiement, de même. Vous devriez être raisonnable et accepter : c’est ce qu’il vous assène comme un couteau au milieu de votre spongieux cerveau.

Et dès maintenant, un flux de ressentiments vous court sur le méridien central. Quelle tronche donc que celle de ce colporteur ! Quelle allure et quelle impressionnante arrogance ! Mais comment donc a-t-il fait pour investir les lieux, pour entrer dans votre maison, de quelle façon de malappris s’est-il conduit dans votre salon ! Et finalement qui est-il donc pour se permettre de juger de vos besoins, de votre art ménager et de votre intelligence ?

Le débat intérieur est là. Présent, pesant et il ne vous lâchera plus. Vous êtes entrée en lice, vous vous battez point par point pour faire sortir l’intrus sans lui laisser un sou vaillant.

Et c’est la chute irrémédiable de votre histoire, chute en forme de couperet : dehors !

Texte : Anna Jouy