L'échassière de détours

Il était une fois et il n’était pas, il était deux fois et deux fois pas trois, mais parfois, crois-moi, je suis de mauvaise foi… Non, ce n’est pas un conte que je vais te conter, aussi extraordinaire que cela te paraisse, je l’ai vraiment rencontrée, il y a très longtemps, du temps où j’étais encore adolescent – oui j’ai été jeune, difficile à croire n’est-ce pas ? – il était une fois et il n’était pas… Oui j’ai été un jeune adolescent à mots et à musique…

Vous vivez dans quel monde ?

C’est par ces mots que j’entendis le son de sa voix la première fois. Comment te la décrire ? Des aiguilles de pin craquant sous les pas au petit matin. Plus tard j’entendrais le timbre âpre et grave de ses paroles que ne laissait présager aucunement sa silhouette de sauterelle géante. Dire que si elle n’était pas tombée ce matin-là, je ne serais peut-être jamais tombé sur elle.

Je cherchais alors en forêt l’inspiration et le silence. La date du concert approchait et je peinais à trouver un texte cohérent pour un morceau que je venais de composer et qui avait plu au groupe. Je n’avais que le refrain, et encore… dur à caser : Est-ce qu’elle m’écharpera le cœur, celle qui, sur ses escarpins, escalade les chemins escarpés ? Enfermé dans ma chambre, l’air rare et la chaleur déjà intenable en ce début d’été, je bouillonnais.

Pour une fois, j’avais suivi les conseils de la mère : j’étais allé promener le chien pour m’aérer. À la sortie de la ville, Ulysse, libéré de sa laisse, s’en donna à cœur joie, s’élançant dans les fourrés à la poursuite d’une proie qu’il n’attraperait jamais.

Au bout de quelques kilomètres, je m’arrêtai, écoutant ce qu’on appelle le silence faute d’autre mot plus précis. Grillades de grillons, déploiement d’ailes froissées dans un grand froufroutement, cris aigus autant que soudains d’un groupe d’oiseaux inconnus ; d’un seul coup, tout ce qui vit s’arrête et cependant vivant, sur le qui vive, à l’affût du familier ou de l’étranger. Au détour d’un chemin,  Ulysse se mit à couiner, je m’approchai et je la vis.

Inanimée, une jeune fille au corps démesurément long et vert, gisait sur le sol. Était-ce la fée verte ? Vivante ? Je m’en assurai en m’inclinant vers son visage. Oui, un filet d’air s’échappait de ses narines, qu’elle avait fines et délicates. Elle ouvrit les yeux, la bouche et murmura : Vous vivez dans quel monde ?

Que répondre à cette question sinon la retourner ? Et vous ? Elle essaya de se redresser mais retomba aussitôt en arrière, épuisée. Libérez-moi, je vous en prie. En même temps, elle m’indiquait des yeux, ses jambes de géante. Je me suis aperçu alors de l’angle anormal de sa jambe gauche. Soulevant le tissu en satin vert qui la recouvrait, je découvris… une jambe de bois. Cassée net la jambe de bois. En soulevant un peu plus haut la jambe du pantalon – oui je sais, il y a beaucoup de jambes dans cette histoire-  j’aperçus une chaussure de toile, puis une cheville et une jambe de chair, celle-ci, et alors que je la touchai, elle poussa un hurlement de douleur : probablement cassée également !

Sa cheville était reliée à l’échasse – je le réalisai à ce moment-là –  par des courroies que je m’empressai de détacher. L’autre jambe et l’autre échasse étaient intactes. Je l’aidai à se redresser et après l’avoir fait boire un peu d’eau avec une aspirine (grâce à la mère, j’en avais toujours dans mon sac), elle me raconta son aventure.

C’était une échassière de détours. Et sans cette chute, elle ne m’aurait jamais rencontré car elle évitait les sentiers battus par le commun des mortels. S’apercevant qu’elle m’avait vexé, elle m’expliqua qu’elle évitait les sentiers battus, point. Contrairement à ses sœurs, échassières de raccourcis, qui, elles, n’y allaient pas par quatre chemins, elle ne cherchait pas à aller plus vite pour sauver le monde. Elle soulevait une feuille, contemplait tout un monde qui n’avait nul besoin de son aide. Ce peuple des minuscules elle ne s’en lassait pas de l’observer en veillant à le déranger le moins possible.

On l’avait laissée grandir à son rythme, prenant le temps d’apprivoiser les échasses. Elle échassait le monde, ce qui était parfaitement inutile, aux yeux des pragmatiques, mais essentiel aux rêveurs. Au sein de cette corporation, seules les femmes maîtrisaient cet art de mère en fille. On ne naissait pas échassière, on le devenait. De la patience, des pleurs mais aussi des rires avaient accompagné son enfance et son lent apprentissage qui prenait fin avec une épreuve d’indépendance. Chacune d’entre elles devait accomplir seule un voyage pendant tout l’été sans jamais se départir de ses échasses. À l’issue de l’épreuve, elle avait choisi sa spécialité, échassière de détours, et commencé sa vraie vie d’adulte. Son périple venait à peine de s’achever qu’elle rencontrait l’écumeur de nuages.

Écumeur de nuages, avais-je demandé incrédule. Vous vivez dans quel monde ? avait-elle encore une fois demandé, un peu agacée que j’interrompe son récit. Vous ne savez pas ce qu’est un écumeur de nuages ? Comme le nom l’indique, il écume les nuages. C’est grâce à lui, que vous pouvez boire une tasse de thé avec un nuage de lait en français dans le texte ou profiter des ciels bleus de l’été. Il arpente les ciels – du nord de préférence- avec sa grande cuillère plate percée de trous appelée écumoire avec laquelle il écume délicatement ses confitures de ciel pendant qu’il cuit. Je ne sais pas si elle plaisantait ou se moquait de moi mais je ne l’interrompais plus, je l’écoutais, buvant ses paroles, déjà amoureux, déjà malheureux. Elle raconta ensuite que son premier amour avait été de courte durée…

Alors qu’elle goûtait un nuage rouge crépuscule qu’il venait de lui offrir, un serpent-volant surgit dans le ciel, les yeux flamboyant de colère, la langue bifide sifflant dans les airs un vers racinien… Il piqua du nez vers l’échassière et renversa le nuage crevant en petite pluie vers le sol. Le serpent-volant était un cerf-volant manœuvré par une cervoliste en furie éprise du bel écumeur de nuages.

La cervoliste jalouse lui vola dans les plumes, ou plutôt dans les échasses la faisant tomber brutalement. Sous le choc, elle perdit connaissance, puis fit la mienne. Je lui proposai de l’accompagner en ville chez un médecin, mais elle refusa. Elle préférait se remettre en chemin et, si ça ne me gênait pas trop de chercher l’échasse de secours… En effet, je découvris non loin de là une échasse identique à celle cassée. Je l’aidai à la chausser et à se relever.

Elle s’essaya à faire quelques mètres puis revint sur ses pas. La tristesse de la quitter me submergea. Je grimpai dans un arbre pour me trouver à la hauteur de son visage, et j’allais l’embrasser lorsqu’elle posa sa main sur mes lèvres : Dans quel monde vivez-vous ? Je doute qu’il y ait un territoire commun où nous puissions nous aimer. Celui où vous vous trouvez est bien instable. Quant à moi, pardonnez-moi, je dois partir… Elle effleura mes lèvres d’un baiser vert et partit à grandes enjambées sans se retourner.

Je rentrai, empli de trop d’émotions contradictoires et de questions. Était-elle réelle ou rêvée ? Je devais avoir un drôle d’air car la mère me proposa d’aller au cirque qui venait de s’installer au parc des sports, comme quand j’étais petit. Je préférai terminer ma chanson. Est-ce qu’elle m’écharpera le cœur, l’échassière de détours ? Je suis tombé en amour pour celle qui, sur ses échasses, escalade les chemins escarpés.

Il était une fois et il n’était pas, il était deux fois et deux fois pas trois, mais parfois, crois-moi, je suis de mauvaise foi… Non, ce n’est pas un conte que je t’ai conté, aussi extraordinaire que cela te paraisse, c’est la réalité, je l’ai vraiment rencontrée, l’échassière de détours, il y a très longtemps. Je l’ai même épousée et nous avons eu de nombreux enfants, cette chanson – la première d’une longue série – des contes et des récits aussi…

Texte : Christine Zottele
Image : une échassière, pour vous servir, contactez  Holties Producties B.V., divertissement  sur mesure