Peut-être que la boucherie du temps qui passe, cisaille lentement les chairs, comme pour qu’on s’habitue doucement à la perte qui va arriver. Comme le poison instillé goutte à goutte finit par vous rendre immune. Elle a perdue -ou acquis ? – sa tête à petit feu.

Ô corps, combien je t’ai détesté, et puis apprécié, et puis oublié, effacé. Combien tu m’as fait souffrir et soupirer. J’ai juré, blasphémé contre toi. Tu étais à moi, je pensais pouvoir tout te faire, te rejeter comme te tenir en laisse, te martyriser ou te choyer. Tu étais à moi, je me disais. Mais en fait tu étais moi, entièrement moi. Mon apparence et mon intérieur, ma respiration et ma pensée. Tu étais ce je qui ne se voulait pas, mon ennemi.  Et je me suis battue contre toi. Je me suis tenue hors de tes limites, de tes formes. Je me suis retirée dans la toile chimérique de mes rêves et de mes pensées comme une araignée vénéneuse qui allait un jour en finir avec toi.  Je t’en ai voulu de ce que tu ne correspondais pas à ce que je pensais mériter. Tu peux me dire folle, tu as raison. Je pensais qu’à ma personnalité, qu’à mon caractère un autre corps aurait été préférable.  Ce que je pensais. Plus ou moins. Mais pauvre corps, tu étais parfaitement adapté à ma nature, tu étais ordinaire, telle que je le suis.  Je n’ai pu que créer un nom, un pseudonyme impalpable.

Pourtant fichu corps, tout le temps à la peine de beauté et d’élégance, qui ne cessait de moduler des formes différentes comme à la recherche de mon autosatisfaction, mon ego, je n’aurais pas voulu t’échanger ou te vendre.  J’ai pensé souvent te jeter sous un train, je ne sais pourquoi c’était le supplice de la gare mon mode de mourir favori, j’ai souvent pensé te lacérer. Et je t’ai souvent malmené, maltraité, moqué, hué. Je t’ai accablé de haine. Jusqu’à te rendre malade, jusqu’à te rendre pire encore.  Tellement détesté, pauvre corps, que c’en est terrifiant et que depuis longtemps, tu aurais dû me quitter.

C’est à toi que j’imputais le malheur de vivre.  Pourtant ce n’est pas juste, car en réalité tu as fait écran. Tu as été le bouclier utile à me protéger de ce que je ne pouvais supporter seule. 

Non mon corps, tu n’étais pas ma douleur, pas toi. Tu as pris sur toi la douleur. Tu n’étais pas la laideur non plus. Tu étais la douceur fragile d’une femme qui arrive, exclusive et unique, incomparable. Mais pauvre chair, on t’a jaugée, jugée. On a pris des calibres dans lesquels tu n’avais pas de place.  Et puis, tu n’as pas eu de chance puisque c’était moi ta propriétaire, moi avec mon caractère, mes idées, et cette tête qu’il aurait mieux valu ne pas avoir pour que tu vives serein.

C’était moi qu’on n’aimait pas ou mal, c’était moi qui manquais et c’est à toi que j’imputais cette carence. Tout était de ta faute. Tu n’étais pas assez bien, pas assez beau. Tu portais une sorte de disgrâce ; tu perdais tous les concours et toutes les comparaisons. C’était toi le coupable, l’erreur. Tu étais mon représentant de commerce et tu rentrais toujours bredouille. Quelqu’un d’autre avait fait l’affaire. 

C’était toi le traitre. Pauvre corps parfait, devenu imparfait. Pauvre corps amoureux de la vie, aux sens aiguisés et habiles, tailladé de moqueries, de sarcasmes et d’indifférence, contraint lentement à rétrécir, à se renfrogner dans une coque vide, à s’abstraire simplement pour ne pas finir en chair à pâté sous l’express Genève-Romanshorn.  Tu étais la cause du désamour, ne l’oublie pas. Et à chaque échec d’amour je te jugeais coupable, et à chaque raison de ne pas aimer, je te renvoyais mon mépris.

Petit tu étais facile et léger. Tu muas dans tous les sens, comme affolé, ne sachant où était ta place. Grandir, forcir, développer, tu faisais tout à la fois, indiscipliné et dérouté. Fallait pas compter sur moi pour t’aider, te comprendre. Ce que je sentais, je ne le voyais pas venir. Je ne mesurais pas tes changements. Seuls les commentaires, seuls les regards des autres traçaient pour moi les grandes lignes de la laideur que tu me promettais.  Je me préparais à te faire disparaitre puisque tu me trahissais.

Mais pauvre corps, c’était moi qu’on raillait et qu’on voulait atteindre à travers toi. C’est moi qui fus mortifiée au premier sens du terme, alors cher ami, cher corps qui me supporte depuis, qui me soutient et tient à me savoir vive, cher corps tu fus le support de mes dégoûts, les raisons de mes révoltes, l’objet de mon non-désir.  Je te rendis coupable pour ne pas chercher d’autres responsables, pour ne pas recevoir de plein fouet la vérité. On ne m’aimerait pas, il fallait bien une raison. Ou alors je n’aimerais personne, qui sait. Ne pas t’aimer, ne pas m’aimer, c’est quand même ne pas exister, refuser d’exister peut-être. Et l’amour c’est rudement vivant.

Mon corps, je te cherche. Je t’ai vaguement aperçu, il me semble… Tu t’es mis en guerre contre moi et j’ai compris. Je t’observe te battre pour me garder en vie. Je t’observe creuser des routes vers la boîte en os. Tu t’invites de plus en plus souvent et je ne te crains plus comme avant. Tu es bien brave finalement.  Je ne dis pas que je vais te reconnaitre, mais peut-être que je vais t’adopter si ça peut t’aider à vivre encore un peu et moi à aimer, oui.

Texte/Illustration : Anna Jouy