Des mots pour me faire un monde. Je veux des contours, des limites, un mur pour me retenir, quelque chose contre quoi m’appuyer. Quelqu’un pour me définir. Des bras pour me sentir quoi ! Pour savoir où s’arrête le corps, où l’esprit peut cesser de trembler. Le corps adolescent est une nébuleuse interdite, un amalgame flou qui s’étend et puis rétrécit. Qui part et se dilue, puis revient, presque un caillou tout dur au centre de la chambre. Je ne sais jamais si ça va me rejoindre, va s’arrêter et contre quel banc de sable cette eau, ce vague que je suis, va buter. Il n’y a pas de regard, pas de radar pour mesurer l’espace que j’occupe. Pas plus que mon esprit ne peut s’empêcher de partir en bouillons et nuées, sans tête ni raison.

Chaque tentative d’exister et de m’habiter semble se jeter sur des écueils, je prends l’eau. Le temps me pénètre, le temps, la pluie. L’air du temps. Je suis trouée. Les mots eux-mêmes, mes paroles, sont départis du nuage. Ce que je dis semble s’ébattre un instant, prendre son envol, mais ça se déforme et s’annule. Des paroles, comme des petits rouleaux de cigare qui montent et s’enfuient, libres riens en suspension. De ces vols d’étourneaux qui se font et se défont.

Alors me parler, me caresser de mots, les prendre un à un, les ramener à moi, les repêcher, les piéger. Une pêche, une trappe patiente et minutieuse. Les mots qui se murmurent au bord des lèvres. Les attendre et soudain les happer comme des poissons ou des cailles ou de légers moucherons. Les prendre, les calibrer entre les doigts et puis les jeter au vivier du cahier. Sur une page propre. Les cultiver là, les faire croître encore, comme des alevins. Ici on garde, en noir sur blanc, l’âme qui s’envole ou vole en écailles. Je le fais avec tant d’application.

C’est une traque secrète dans un domaine sans partage ; vivre une vie sauvage, en zone protégée. Ce corps entier, qui se livre à ses fluctuations, à ses variations d’amplitude, pour faire leurre, il va tromper le monde. Comme un épouvantail qui violente le paysage de sa dépouille, gardien du terrain de ses contrebandes et ses braconnes. Je le poste en faction devant l’entrée du territoire. Il veille à ce qu’ici, dans l’intime secret des mots, quelque chose de moi se consolide et se fortifie. Le corps comme une mare opaque cache le cœur vif. Le corps, sous sa boue informe, couve en lui un poing fermé, la source ou ne serait-ce qu’une simple brindille, le rejeton de vie qui ne peut se résoudre.

Construire autour de moi la maison, une maison de peccadilles, de cornes, de perles, de graviers minuscules. Monter ainsi les gabarits jusqu’à des hauteurs de ciel. Et de ces petites choses faites de sable, de vent, d’un peu d’eau, cercler les pertes et les espaces. Veiller à ce que l’enclos, une chambre, quelques repères, se lèvent ainsi autour de moi. Laisser venir la treille, laisser s’agripper les vrilles de la jeunesse. Comme une glycine qui cherche et grimpe, comme un lierre s’appuie, comme les plantes parasites, greffer mon être sur des étais de mots. Je les choisis, je les prends, parfois certains si beaux que pendant quelque temps ils m’élèvent et m’emportent avec eux. Je prends griffe dans des histoires, des poèmes, cultivant ainsi ce qu’il lui faut pour exister quand même, sans me perdre dans la folie de l’indéfini.

Dans l’appartement, l’endroit où vivre est petit, mobilisé pour tant de choses qui ne sont pas les miennes, ni de mon goût ni de mes choix. Mon lit se glisse sous celui de l’autre. L’armoire recèle des vêtements que je ne pourrai jamais porter, couleurs, tailles dans lesquelles je serai ridicule. À la table, la conversation où se faire entendre est réduite au minimum, réservée à tant d’idées et de dialogues ni de mon goût ni de mes choix. La bouche est cousue par celles des autres. La discussion contient des pensées que je ne pourrais jamais tenir, profils, sujets dans lesquels je suis aussitôt pulvérisée.

Texte-Illustration : Anna Jouy