Je pourrais parler de moi en disant « nous », c’est-à-dire je et cette autre ajoutée, que je me choisis par moments pour avoir un peu d’épaisseur. Il faut bien être quelqu’un. En réalité, il y a de longues zones de vies où je ne suis personne. Aucun désir d’être différente ne me hante. Semaines incertaines durant lesquelles il faut vivre à découvert, nue. Nue jusqu’à l’os. Nous manque. Ce sont des traversées de désert, d’aride mort. Nous n’existe pas. Il attend, une graine, un germe qui ne peut exploser. Et ce sont des temps d’hébétude et d’inquiétude car n’être que soi ne donne pas la sensation de vivre. N’être personne au lieu d’une personne, c’est un peu se soustraire du monde. Durant ces absences, j’attends comme le costume oublié d’un personnage de théâtre, que la pièce revienne au répertoire. Être je et une autre, ce nous, ce on, ce ça même informe, être un duo qui se fait et se défait, c’est comme ça que je me sens vivre.

« Miroir, miroir magique, dis-moi qui je suis maintenant. » Dans la chambre, la glace me transforme. Elle me renvoie l’image à l’essai d’une poète. La poète entre sous la peau, vient par les yeux, les oreilles, par le silence. Elle prend possession de moi. Elle se souvient d’avoir déjà visité cette chair, ces nuits-là d’autrefois, quand ça imitait Léo Ferré, une idole. Elle a déjà usé de cette voix, de cette main, du vide qui est ici et qui lui laisse de la place. La poète nouvelle vient à des heures impromptues, secouer ce muscle du désir, ouvrir les paupières et instiller une urgence. Il y a sur la table des papiers recyclés qui prennent l’encre au fil des heures solitaires. Écrire donc sur les feuilles volantes. Femme et personnage, désormais me voilà à nouveau deux, gonflées d’un air à la pompe de mots et de sens mystérieux. Nous. L’autre a empli l’enveloppe de chair. Nous devient, nous circule, il entre dans le sang et alimente les respirations, les veines. Nous, qui fait envie, qui pourrait rester là, prospérer peut-être, qui se tient dedans encore et qui parfois oblige et contraint. Nous qui s’accommode et s’acclimate, cueillant ici des étonnements et des images, là, des angoisses, une mélancolie qui pousse.

Pour tenir mon rôle, le temps n’a pas d’importance. C’est normal, c’est le terrain dans lequel ce genre d’individu marche et se fait les dents. Me lever à des heures sans contraintes. Coucher pareillement quand le ciel est à son plus haut. Ça réclame une sorte d’apparat, des besoins vestimentaires particuliers et puis de fumer beaucoup, dès l’éveil. Le bureau se couvre de carnets, de pages. Les achats de plumes ou de crayons se suivent ; qui sait si l’inspiration ne se tient pas toute seule au bout d’une mine. Ça pense à des devoirs de lecture, des prises de notes, et ensemble, femme et l’autre, murmurent parfois longuement, une identique phrase qu’elles auraient voulu avoir inventée. Ça prend un air éthéré, parfumé de silences, de vides géniaux dans lesquels les interlocuteurs se paument, les trouvant trop lointaines ou profondes; enfin inaccessibles ou bêtes. Ce qui leur va bien.

Ce nous qui s’installe et tente de s’imposer prend donc forme. Les heures sont pleines et quand il faut s’extraire pour des tâches plus banales, ça a ce genre de tomber des nues, se demandant comment concilier la vie de poète à ces urgences de pain et de factures. Ça aimerait agir autrement, changer de voie. Oublier ces travers d’étudiante jouant au professeur et quitter les chemins de ces quelques élèves dissipés. Ça se dit que ça ne va plus y aller, que ça va se mettre à des tâches moins prenantes, serveuse de bar, vendeuse de cacahuètes, pour laisser de la place à l’orgueil de la poète intérieure. Le monde est idéal, ses semelles ont été achetées chez Rimbaudlouboutin le pantouflard de génie. C’est prêt à crever pour la gloire, prêt à se construire une légende bien faite, magnifique, dans laquelle le monde la cueillera, ému, après la mort, une mort férocement vécue, une mort grandiose et terrible. C’est prêt à le faire. Tout va changer et ça va devenir la poète. Ça s’embrouille parfois, se dispute aussi, car ça veut toute la place. Il faut fusionner. Rendre le nous officiel en somme. Alors.

C’est le temps qui gagne, qui entasse des feuillets et rédige. Il ouvre de perpétuels carnets, il consomme du rêve sans modération. Désormais les heures sont des arpèges qui s’égrènent. Ça se tient, poète en moi et moi en ma figure de poète. La solitude qui est partout prend des allures magnifiques. C’est de la grande chevauchée. C’est du délire où il suffit d’un rien de douleur et de peine pour m’envisager Rilke ou Mansour. Il suffit d’un épanchement de mélodie pour me paramétrer maudite. Le sol tremble, la vie est instable, délicieusement morbide. Dans mon corps, la poète grossit et bientôt la voilà à la membrane, à la plèvre. Elle respire parfaitement à l’amble, si ajustée au moule, oui. Presque parfaitement, presque. Et dans la glace de la chambre rose, quand je me regarde, la poète me fait re-verbe. Nous, la poète.

C’est une paire qui vit à la colle, impossible à nier. C’est qu’elle apporte une vertu et du sens à l’état creux. J’ai envie d’y croire, pendant quelque temps. Cela ne fait-il pas du bien ? La poète ne trouve-t-elle pas des mots pour dire ce qui me hante ? Pour dire ce qui éblouit ? La vie de poète n’est pas difficile à porter. C’est un rôle qui s’accommode bien de mes silences, de mes airs ahuris, de mes postures mutiques. C’est spécial, c’est particulier. Ce n’est pas que ça rêve tellement, mais ça pense, ça s’abîme volontiers et d’une façon éloquente ensuite ça vous dépose trois mots sur un coin de table qui rempliront l’heure entière, la journée et même la semaine. Prendre des livres, les ouvrir debout au comptoir d’une librairie, me répéter que ce vers-là est sublime, le noter, le redire. L’oublier bien sûr. La ville se vit entre les heures du jour et de la nuit. Et celles de la nuit et du jour. Fréquenter cette zone de grisaille, de bleus à l’âme. Me découvrir comme ça de longues ombres qui traînent au ras de terre, minces, filiformes, merveilleuses. Le destin est en route. On débute là sa légende, on se sent devenir maudite, devenir mots dits.

Ce n’est pas qu’on espère. Non. Ça n’a aucun sens. Il faut rester inconnue et secrète, ne me dévoiler qu’à des gens rares et uniques. Voir sur leurs visages, un étonnement moqueur, une ironie passagère. Me retirer comme le Bernard l’Hermite, nu dans sa coquille. Disparaître, me cacher et continuer comme ça des traversées de livres, dans le désert de moi-même. La vie de poète, je me l’ajuste, je me la fais sur mesure, à même la peau, à même la chair. Je me sens d’un genre particulier. Je suis presque émue de ce que je suis. Parce que je m’y crois, m’y accroche et que vraiment jusque-là je ne sais pas qui être d’autre. C’est une voie ouverte. Une voie tout court. Un moyen de surgir que je me dis, que j’essaie de me dire. Que je balbutie et vers lequel la vie me pousse. Une intuition magnifique ou miroitante. Je ne sais pourquoi, je me dis que c’est bien mon costume, que le chapeau est taillé sur l’auréole, que les manches sont ajustées et ne serrent pas aux épaules. Je me dis que donc c’est peut-être bien ce que je suis. Alors je pioche encore, je lis encore, je fréquente, j’écoute. Mais jusqu’où aller ?

Mieux vaut rester lucide. Pourrais-je tenter d’autres rôles, d’autres parures. D’autres portes sont-elles encore ouvertes ? Faut-il m’enfermer dans cet emploi, ou sortir, dévier, changer encore ? Pouvoir encore m’évader, si jamais. Pas d’oiseau dans la cage.

Difficile pour la poète d’être fille. Les femmes qui poétisent ne sont-elles pas que des joueuses de crochet ? Mièvres, ridicules à moins d’avoir des audaces de chiennes, des expressions de salopes, des besoins de chair sans compromis. Je le sais. Un venin de contraste entre en moi petit à petit. Qui pénètre mes veines et qui met en relief les comédies de mon dire, les éclats pailletés d’un strass de film rose ; ça déconne. Les poètes sont des malheureux, des gens à visions, des exclus, des marginaux. Ils n’ont pas de petits seins inviolés, de la peau de gazelle et des trouilles de parking quand vient le moindre crépuscule. Ils se saoulent, ils s’héroïnent, ils se perdent, ils voyagent partout, ils y vont la chemise fendue avec une intention de se laisser empaler par des sagaies furieuses. Ils vivent et n’ont jamais de chambres de bonne, mais seulement le toit, un toit percé de ciel sur la tête.

C’est ce que pense l’homme qui me visite, un poète de chair et d’os, le metteur en scène, quand il me rencontre. Ne suis-je pas assez sincère ? N’est-ce donc qu’une envie d’être que j’ai adoptée, comme on se prend un chien ou un chat, pour être moins seule ? Les bourgeoises en habits de chez Benetton ne sont pas du juste univers. Lui, il vit dans la rue, dans les bars, lui il fume plus que moi et boit et s’éternise au lit des femmes. Je ne me couche jamais sans m’être lavé les dents. Le doute est là, déjà dedans et il inspecte le travail. Les mots sont insipides, le texte sans profondeur. Une sorte de debecquée des vers des idoles. J’imite. Ça y ressemble, mais je n’y suis pas.

Alors, sous un coin de l’être, une poussière se glisse. L’adhésif personnage intérieur se décolle. Un orage, un éclair lucide brise le charme. L’air passe entre les couches. Je regarde tout ça de plus en plus de loin. Les mots gracieux deviennent des mots spécieux, les images fraîches flétrissent et le goût de ciel prend un goût de terre. Il a suffi d’une fraction de conscience et un jeu impossible alors aussitôt. Reste mon corps-tambour. Le vide dedans plus vaste, plus sérieux qu’avant, le vide à nouveau.

Texte-Illustration : Anna Jouy