Cette fois c’est mon corps tout entier qui se tient au bout de sa langue. La chaleur se propage immédiatement, se ramifie dans des zones jusqu’alors inconnues. Ses douceurs réveillent la source. Je regagne un peu du terrain perdu. L me prend dans sa bouche, langue gorge salive, pas comme dans les pornos mais dans une douceur d’eau. J’allonge bien les jambes. Elle me fixe dans le fond des yeux. Le cœur bat fort. La queue obéissante gonfle et se tend. Elle défait le nœud, ouvre le kimono bleu pâle (léger bruit de soie et de sang), prestement me fait glisser en elle. Ses cuisses dures m’enserrent les flancs. Elle se cambre, la tête légèrement levée. Bête captive entre ses jambes, je la regarde comme pour la dernière fois : côtes apparentes, main plaquée fort sur le sein durci, bouche entrouverte et pointant le bout de sa langue, tout son visage s’abandonne. Elle est effroyablement belle. Je ferme les yeux pour mieux entendre ses vastes soupirs. Le corps brûlé fou ravi est une corde tendue. Jeté vif dans la chair tremblée, il s’accorde au moindre de ses désirs. Elle bouge lentement d’abord, puis accélère tout doux, graduellement, se balade à l’aise dans le plaisir. Elle me chevauche longtemps. Éblouissante profondeur, fond de chair humide et dense. Nous sommes un seul murmure, comme un long sanglot. C’est maintenant elle qui bande et moi qui l’accueille. A fouailler l’inexplicable, je me sens inépuisable. Elle décide de s’allonger sur moi et de ralentir le rythme pour apaiser l’urgence, retarder l’éclair qui nous fera disparaître. Elle met ses mains dans les miennes, ailes sur ailes ouvertes, comme Christ écarte nos bras. Sa langue humide délie mes lèvres, décrispe la mâchoire. Sa bouche s’ouvre sur la mienne. Sueur de nos souffles, de nos peaux crues, de nos corps tout ciel entremêlés, ajustés l’un l’autre, prêts à exploser. Des larmes aussi, prêtes à sortir mais toujours retenues.

Après l’amour, elle se blottit contre moi. Elle ferme les paupières et respire calmement. Ses mains chuchotantes caressent mon dos. Ses lèvres sourient. Elle fait tout comme si elle m’aimait. Le son de la radio erre dans l’appartement. Chan Marshall et son étrange prière à la lune. Je n’ai pas grand-chose dans ma vie mais j’ai la musique. La mélodie dépouillée, au bord du vide, me contamine. Tout est métamorphosé. L m’offre un nouveau commencement. Elle m’a défait de mes origines. Peu à peu je m’acclimate à sa présence. Le temps se met à revivre. Elle m’ouvre à son propre rythme, à ses silences, à la lenteur de son sang. À mesure que la sève me revient, je règle ma fréquence à la sienne. Elle a effacé l’intolérable. Je dors mieux, mange mieux, respire mieux. Mes gestes s’adoucissent. Sa calme présence me fait perdre mon agressivité naturelle. J’ai retrouvé l’émerveillement devant les choses telles qu’elles sont. Ce n’est pas un bonheur à conquérir, simplement un don à accueillir. Saisir la joie dans l’inouï de l’instant. Éprouver plus que comprendre. Le cœur s’emballe de lui-même.

Trouble qui me fait venir des larmes, trouble surgi d’un lieu qui m’était jusqu’alors inconnu. Un coin reculé de mon cerveau semble avoir été miraculeusement épargné. Alors que l’habitude du malheur avait été prise dès l’enfance, je commence à entrevoir la possibilité du bonheur ; je découvre, étonné, que la vie peut être aussi faite pour moi. Je ne me méprise plus. L est pleine de délicatesse envers mes faiblesses, mes difformités physiques et morales. Ça m’oblige au courage et à la dignité. Je m’étonne de ce qui monte doucement en moi. Elle est le contraire de ce à quoi je m’attendais. Sa tendresse comble le trou béant du dedans. Son incroyable bonté, c’est le soulier de Van Gogh, plus réel, bien plus réel que tout le reste. L a bon cœur, le soir et jusque tard dans la nuit j’aime me chuchoter cette expression désuète : Elle a bon cœur. J’en pleurerais. Quelqu’un de bon est quelqu’un de bon. Que dire de plus ?… Non, il n’y a pas rien. La bonté n’est pas un mythe. Toutes les doctrines du monde ne peuvent la réfuter.

Bonté oui, mais avec tout de même une goutte de froideur : L est une merveille à la fois de douceur et d’indifférence. Même quand elle est là, son absence est impressionnante. Il y a toujours une part d’elle-même très loin de moi et de l’instant. Elle m’écoute, elle hoche la tête régulièrement et garde pourtant quelque chose de froid ou de sceptique dans le regard. Son visage reste figé comme si elle ne me voyait pas. Ou peut-être voit-elle des choses que je ne vois pas.

Toute la nuit à l’attendre, l’œil ouvert. Dans la cour intérieure, il pleut des cordes. Pour oublier le noir dedans, je trace des signes obscènes sur la page de garde d’un livre. Du monde entier au cœur du monde. Amour naissant qui torture. Je ne pensais pas autant m’attacher à elle. La mémoire sait pourtant que je ne devrais pas m’attacher autant. J’ai maintenant tout le temps peur qu’elle s’en aille, qu’elle disparaisse de ma vie sans laisser de trace. Je rêve qu’on vive enfermés tous les deux dans un présent éternel, oubliés du monde. Aussi qu’on meure ensemble, qu’on se tienne par la main, comme ça, jusqu’au dernier soupir. J’ai honte d’avoir ces pensées de gosse… Je vérifie dix, vingt, trente fois par heure qu’elle ne m’a pas laissé de message. Léger tremblement de la main quand je repose le portable sur la table de chevet. Ça ne passe pas, ça ne retombe pas. Je suis en manque physique de ses caresses secrètes, de son corps de foudre et de soie.

Texte/Vidéo : Gwen Denieul