« Mais jouir de ne plus savoir feindre » Françoise Morvan, Brumaire
Soudain le dégel. Dans sa seule présence. L panse les plaies, tendrement. Ses sourires rendent l’atmosphère plus légère. Des chemins s’ouvrent. L’appétit revient. Elle m’a ôté le poids énorme sur la poitrine qui m’empêchait de respirer. C’est avec elle que je veux tout recommencer. La catastrophe semble avoir été comme retardée. Mais l’espoir, non, je n’en veux pas. La joie, c’est maintenant, en dépit du pire.
Je suspends la lecture de mon livre pour l’observer du coin de l’œil. Elle fume en silence, assise sur la chaise de bar, main abandonnée sur la cuisse, paume offerte, visage tourné vers la fenêtre ouverte sur la cour intérieure. Elle porte une discrète étoile à son cou. Elle cligne légèrement des yeux. Des bruits de casseroles. Des chants d’oiseaux. Il fait bon. Les rideaux blancs ondulent faiblement. C’est comme un après-midi d’enfance, au cœur du bleu intact. Don de son visage qui apporte sourire et consolation, mais avec aussi quelque chose de perdu au fond des yeux. Peut-être y a-t-il la nuit passée dehors dans son regard ? On devine l’obscurité qui la cerne. J’aimerais prendre ses mains dans les miennes ; il y aurait tellement à apaiser. Sous mes pieds nus, la tiédeur du parquet. Un rayon de soleil traverse obliquement la pièce. Ses jambes baignent dans la lumière du jour. Elle porte une robe courte bleu marine. Vertige du ventre. Je ne me lasse pas de la regarder. L’épaisseur des secondes avec elle, c’est la vie revenue. Je suis heureux, heureux jusqu’à l’angoisse. Poison goutte-à-goutte au bout de la langue. Ses caresses, ses baisers à chaque fois me réaniment. Non, je ne me déroberai plus à mes désirs. C’est une conquête du corps sur la mort. Terminées les soirées à picoler en douce pour se chauffer le sang et faire taire le vacarme intérieur. Désormais c’est le vin de foudre. L a débloqué mes empêchements. Elle a réveillé mon intimité dans des gestes neufs, mélange de délicatesse et de cruauté. Je suis passé d’une drogue dure à une autre. Tout ce qu’elle respire entre direct dans le sang, bat à mes tempes. Joie neuve, primitive. Joie qui donne un incroyable sentiment de liberté. Joie si forte qu’elle oppresse. Joie invraisemblable qui naît au creux d’une blessure qui dure et dont on ne veut pas guérir. C’est plus qu’un miracle, une joie pareille. Première fois que la vie semble tenir ses promesses. Plus la peine de faire semblant, je suis pleinement là, à ses côtés, heureux sans tricher, enfin débarrassé des vieux masques. Combien de temps ça peut durer à ce degré d’intensité ?
Heures creuses, engourdies. Nos corps allongés sur le lit, l’un l’autre hésitant semblablement. Tendresse des gestes retenus. Deux êtres paumés qui se trouvent, quoi de plus romanesque ? L’amour, ce serait donc encore possible ? Ce dénouement, ce jeu d’angoisse et d’attente. Ça vient de si loin. Anciens éclats rescapés des décombres. La nuit dernière, j’ai rêvé qu’on se sauvait l’un l’autre de la noyade, et ce matin, j’imagine qu’on est tous les deux sur la seule portion de terre épargnée par l’engloutissement. Nos hantises tombées droit au fond de l’océan. On chauffe nos corps au timide soleil d’hiver. Les quelques centimètres qui me séparent d’elle, l’écart infranchissable qui toujours sépare deux êtres. L’ombre lumineuse de ses seins sur les draps défaits. L’oreille, l’œil, le nez, les lèvres. Sa douceur m’enlève du cœur la douleur sourde de l’enfance. Elle ouvre la possibilité d’un avenir. Flammèche consolante dans le corps convalescent. Un chien aboie dehors. Un piano joue à côté. Par la délicatesse de son regard, elle sait entretenir le silence entre nous. Tout semble aller de soi. Depuis qu’elle est là, on s’aménage ensemble un petit espace de survie. J’avais tant besoin d’un abri pour mon esprit délabré. J’allonge le bras, pose ma main sur son épaule — léger sourire qui se joue autour de la bouche. En moi il accomplit son tranquille miracle. Elle me sort doucement de la maladie, me renouvelle. Je retire ma main, j’ai peur d’être maladroit. Elle s’approche, tourne sur la hanche jusqu’au frôlement de nez. Je me tiens immobile dans la chaleur de sa respiration. Son souffle lent, régulier, la masse noire de ses cheveux, la pâleur de sa peau, ses yeux très noirs et le merveilleux dessin de ses sourcils, ses longs cils dorés de lumière et tout le fragile qui m’échappe, j’aimerais m’éveiller chaque matin dans son visage. Elle m’embrasse le front, comme une mère, elle m’embrasse comme ma mère ne m’a jamais embrassé. Puis elle a sa moue pensive qui me fait mordre l’intérieur de la lèvre. Maintenant j’ose, très doucement. Je caresse sa joue, ses cheveux, pose ma main sur son bras, son sein, sa hanche, sa cuisse, du bout des doigts remonte jusqu’au point entre les jambes. Tout son corps de pain chauffé, vivant, contre moi. Je n’en reviens pas.
Sa bouche s’entrouvre, L murmure quelque chose d’indistinct qu’il ne lui fait pas répéter. Simon imagine ce qu’il veut, la plus grande des béances. Elle entrouvre les jambes, lentement, ne dit pas un mot. Le grand agenouillé se met alors à ses pieds, docile, lui qui ne l’est jamais. Il tend une langue dure pour tenter de rendre rien qu’un peu de la joie qu’elle lui donne le long des jours. Elle agrippe ses cheveux. Son sexe tout en tressaillements léché jusqu’au vaste tremblement d’allégresse. Il lève les yeux. Elle détourne la tête comme quand on va pleurer. Son ravissement le bouleverse. Le péché d’origine n’existe pas, se dit-il, L fout en l’air mes vieilles certitudes. Elle sait des choses que j’ignore. Elle me fait découvrir un monde bien plus riche que je ne l’avais imaginé. Plus d’émotions censurées, elle a délivré mes envies. Grâce à elle, je monte en chair, sans rougir, ivre d’une joie barbare, folle. Il m’arrive même de suffoquer de trop d’air.
Texte/Vidéo : Gwen Denieul