Et maintenant, comment reconstituer les pièces détachées de notre amour, te demandes-tu alors que tu viens d’attraper sa main pour l’empêcher de s’étaler sur les vieux pavés du quai de Valmy. Tu ne veux plus la lâcher, cette main si douce, si fine. Un rien suffirait peut-être pour que tout s’enflamme à nouveau, aimes-tu croire un instant, mais non Léo, on ne revient pas un an en arrière d’un claquement de doigts, on n’efface pas comme ça disputes et paroles blessantes. Il y a des mots qui ne s’oublient pas. Ne lâche pas sa main, ne lâche pas sa main, te répètes-tu machinalement le long du canal Saint-Martin. Vous êtes amarrés l’un à l’autre, pourtant jamais tu l’as sentie aussi loin de toi. Finie la tendresse, finie la fraîcheur et l’innocence des débuts. L’écart s’est tellement creusé au fil des mois passés ensemble qu’il semble maintenant impossible à combler. Comment pourrait-on encore se surprendre l’un l’autre ? Faudrait qu’on se crée un nouveau théâtre, qu’on apprenne à jouer d’autres rôles. Faudrait qu’elle s’échappe, faudrait qu’elle me hante… Tu t’accroches comme tu peux à ton automne, Léo, t’essaies de faire durer le spectacle alors que le décor s’est effondré depuis longtemps. Les racines sont mortes, il n’y a plus qu’à les arracher. Nous sommes des gueules béantes, Béatrice, simples bouffons essayant de jouer une tragédie qui nous dépasse. Qui de nous deux aura le courage de brûler nos masques élimés ? Plus tard, une partie de ping-pong au bord du canal vous évitera encore une fois de faire des choix.
Retour à la pointe extrême du temps, dans la lumière tamisée du Moonshiner. À nouveau je me prends à imaginer qu’on pourrait revenir en arrière elle et moi. Je suis comme ces enfants anxieux qui, pour ne pas se retrouver seuls dans le noir, insistent pour que leur chère maman leur raconte encore une fois, une toute dernière fois, la même histoire. Longtemps j’ai gardé l’espoir que tout pouvait recommencer comme avant, mais ça fait un bail que tout est terminé. Notre histoire à nous s’est détachée de nos vies. Elle dérive maintenant au large, frêle esquif à l’horizon, et chaque jour elle s’éloigne encore un peu plus et bientôt ce sera vraiment fini. Béatrice se remet à me parler, elle parle vite et le cognac hors d’âge crée un léger décalage, je perds rapidement le fil de ce qu’elle me dit. Des lambeaux de phrases me parviennent de très loin. … un message sur mon portable… la meuf super sympa… ça m’a mis la puce à l’oreille… du bluff tout ça… un type butté… des théories toutes faites… pourquoi j’accepterai… bien obligée de montrer les dents, non ? Le reste des paroles a glissé sous la table. Mais tu sais, je suis heureuse à présent, heureuse comme un petit moineau ! conclut-elle sur un ton désinvolte. Elle siffle alors une courte mélodie et son sifflement joyeux me fait rire. Sa voix est haut perchée. Elle force sur la légèreté, me dis-je, je ne suis pas dupe de son masque de bonheur, ou bien n’est-ce pas plutôt que je cherche à ne pas en être dupe ? Evidemment j’aurais tellement aimé qu’elle reste inconsolable après notre rupture… Bref, il se trouve tout de même que l’amertume reste longtemps dans le corps et, les soirs de solitude, elle grandit en nous sans qu’on n’y puisse rien. Mais ce soir j’ai le ventre vide et mon cerveau alcoolisé ne parvient plus à fabriquer des relances convenables à cette conversation. Béatrice regarde discrètement l’heure sur l’écran de son portable. Elle se grattouille le bout du nez, signe manifeste d’impatience chez elle. J’anticipe : T’as raison, c’est l’heure d’y aller. On paye séparément l’addition puis on sort du Moonshiner dans la lumière tremblotante d’octobre. Ensemble on remonte le boulevard Beaumarchais. Comme à son habitude, elle marche vite, les mains enfoncées dans les poches de son imper, tandis que j’essaie de marcher droit. Nos deux ombres flottent au-dessus du bitume. J’ai le regard morcelé. Un chien au bout d’une laisse tire la langue. Une vieille dame élégante regarde passer les gens depuis son balcon. Un homme encore jeune cherche dans une poubelle de quoi manger. Des morceaux de verre sur le trottoir indiquent l’entrée d’une banque. Nos corps automatiques sont sortis du tourbillon des souvenirs. On longe maintenant le canal Saint-Martin, encore lui. Il reste suggéré, au second plan. Partout des boutiques de fringues. À croire que les gens changent de vêtements trois fois par jour. On ne trouve plus rien à se dire. Pourtant, j’aimerais tellement qu’elle me parle encore, de ses rêves de départs sans retour, des nuits bleues qu’ensemble on traversait, des passages qui s’ouvraient à mesure qu’on entrait dans l’inconnu. C’était comme dessiner dans le noir. Je voudrais m’approcher d’elle, frôler sa nuque, respirer l’odeur de sa peau. On arrive à hauteur du jardin Villemin où l’on aimait autrefois se prélasser les dimanches après-midis. C’est là que nos chemins se séparent. Bon, ben à bientôt, me dit-elle, hésitante. Comme je ne réagis pas, elle me tend sa joue. A peine le temps de l’embrasser que déjà elle tourne les talons, donnant l’impression de s’enfuir. Je la regarde s’éloigner. Je regarde son dos cambré, sa démarche à la fois vive et souple, sa tête qui ne se retourne pas. Elle s’éloigne dans sa propre lumière, me dis-je. Je respire profondément pour retenir les larmes qui me viennent. Elle doit sentir que je la regarde car enfin elle se retourne. On se salue de loin alors qu’elle s’engage sous le porche de la rue Rodhain. Je me vois un instant courir à toutes jambes pour la rattraper, mais non, je reste ici, convenablement immobile. On est quitte, dit-on en pareil cas, on n’a plus de dette l’un envers l’autre. Reste la déchirure. Maintenant je le sais, l’amour ne finit pas. On aime à jamais quelqu’un qu’on a vraiment aimé. J’écoute les bruits des passants. Je regarde le ciel. La nuit tombe. Les nuages qui s’effilochent au-dessus de ma tête me donnent un léger vertige. Combien de fois reverrais-je encore Béatrice ? Trois, cinq, dix fois tout au plus ? Même de nos rares et délicieux rendez-vous, on se lassera. La blessure sera bientôt presque guérie.
Texte/Vidéo : Gwen Denieul
l’avais déjà dégusté (oh combien) sur la vidéo, pensant bien que cela arriverait chez les cosaques, merci !