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passe

Encore ce boulevard. impair, pair, impair. Que fait-il quand je ne suis pas là, qui joue ? Au milieu des deux rives qui se toisent et semblent irréconciliables, cette bande de mer à deux vitesses. Dans la journée, le flux incessant, comme un système parfait d’oubli, et là, tard, juste quelques phares dans une nuit d’huile figée, et cette espèce de collant opaque que la nuit a revêtu et qui ne mènera nulle part.

Ce soir, on installe des abribus qui n’abritent plus de rien, et qui ne me répondent plus rien. Il y a deux ou trois hivers, on y voyait cet homme qui racontait sa vie à qui voulait l’entendre, il avait fui la gare, je crois, ou on l’avait chassé. Il avait investi l’ancien abribus, celui qui n’est plus là ce soir, où j’attends ordinairement le bus baleine, et qui vient d’être démonté, j’en vois encore le squelette à l’abandon sur le trottoir. Cet homme voulait quitter Paris, mais il ne voulait pas quitter Montparnasse. Un peu comme moi, à la réflexion. Quelque temps après, il avait disparu avec ses caddies, sans doute s’était-il décidé à aller vers le sud où « le temps est plus clément », répétait-il. Et puis un soir sur le banc vide, plus qu’une mère et son fils, il aspirait une brique de jus, et elle, son air mi-distrait mi-désespéré. Mais plus de nouvelles de cet homme massif. Moi je n’ai pas bougé, ou seulement sur quelques photos.

En marchant plus ou moins, disons en piétinant, comme je le fais volontiers, je remarque deux sortes de personnes : ceux qui s’agglutinent sous les lumières des cafés, des restaurants. Et ceux qui se coincent dans les zones d’ombre, et regardent en attendant qui sait quoi. Et il y a moi, qui ne dérange ni les uns ni les autres, qui leur emprunte simplement une étincelle, le reflet et l’excuse d’un regard lointain. Je m’approche régulièrement des vitrines, je regarde les dîneurs : je m’expose à l’envers, j’essaie de leur faire comprendre quelle marchandise hors de prix je suis, quelle confiserie… Mais ils ne me voient pas. Ils regardent les yeux de l’autre côté de la table, leur partenaire, comme s’ils voulaient les duper ou détourner leur attention, ces escamoteurs. Ils n’ont plus faim et ça les déprime, ils se cherchent de nouveaux objets à leurs tourments. Ceux qui sont seuls regardent leurs assiettes vides en pensant quand même à quelque chose. Ces assiettes pourraient aller au musée, tellement elles recueillent de regards concentrés.

Dehors, ceux de l’ombre eux, peut-être, me, nous regardent. En tout cas, on peut toujours l’imaginer car on ne voit pas leurs yeux dans le noir. Peut-être n’en ont-ils plus, à force. Ils restent immobiles, dans les coins, sans savoir quoi faire, attendant qu’on les prenne en pitié, qu’on les remarque, qu’on leur apporte une gaufre. J’entends parfois les sonneries de leurs téléphones, que souvent ils laissent retentir ; ils ne veulent pas qu’on entende leurs malversations.

Soudain je ne sais plus quoi faire, je suis une sonate fragile, je ne sais plus dans quel mouvement me mettre, me confondre. Je ressens des illusions contradictoires. Je regrette vivement que les magasins soient fermés, car ce serait une façon de traîner encore.

Mais l’heure du dîner s’éloigne déjà ce soir. Je n’ai quand même pas épuisé toutes les ressources ? Je passe devant le marchand de lampes ; il n’est pas si tard, elles sont encore toutes allumées dans la vitrine. Une fois de plus, je profite de tous ces kilowatts de lumière électrique sur le visage, je m’aveugle passagèrement, je fabrique du phosphène, je profite du spectacle mental de la projection, je m’éblouis. J’aime cette pluie de clartés que je m’offre régulièrement, sans jamais le prévoir. Car c’est toujours en dernier recours, quand je n’ai plus rien à faire, à voir, que je me retrouve là, à attendre que la minuterie du magasin de lampes se déclenche, s’éteigne et m’éconduise, qu’elle me renvoie au noir, aux voix basses, aux branches les plus crues de l’existence.

Texte : Gabriel Franck