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J’avais couru derrière lui, reconnaissant sa taille, sa démarche, son allure, jusqu’à ses vêtements. Impossible de dire si c’était son dos qui avait attiré mon attention. Il y avait certes la posture, la courbure et son inclinaison. Nul ne m’aurait cru ! Et pourtant. Il se retourna.

Ah c’était bien vous, j’en étais sûre ! Cela faisait si longtemps que je vous cherchais…

J’étais surprise, son visage n’avait aucune ride. Lisse comme au premier jour où je l’avais rencontré. J’étais soudain gênée par mes rides et par la couleur de mes cheveux, comme si les années, telles des nuages, étaient tombées sur moi. Comment était-ce possible ? Certains êtres semblent épargnés par ces giboulées ravageuses et se retrouvent comme oubliés par le temps au bord du chemin. Avant même que je ne puisse m’interroger sur cette injustice, avant même que je ne puisse articuler si ce n’est une phrase,  je revis toutes ces années où j’avais tant appris à ses côtés. L’espace d’un instant, les scènes se succédèrent dans ma mémoire. Il travaillait auprès de jeunes mal voyants. Il était marionnettiste. Etait-ce caricature que de le nommer ainsi car il était aussi récitant et savait manier également les cordes du shamisen. Il en donnait toutes les indications. J’écoutais les mélodies. Elles racontaient par la grâce de seulement trois cordes, les vibrations des passions humaines. Assise sur le devant de la scène car c’était moi qui amenais les jeunes mal voyants, je me revoyais dans l’histoire. Ils avaient monté des pièces si célèbres. Il y eut ce Roméo et Juliette d’un Shakespeare des îles du soleil levant[1].

Je le revis donner ses indications au récitant. Deux êtres si proches. Aux familles si éloignées. Amants égarés. Il était à lui seul, voix, multiples, hommes, jeunes, mûrs, vieux, femmes, mères, enfants, il incarnait l’humanité entière en ses différentes inflexions. Je voyais leurs paupières et leurs sourcils s’animer, la vie arrivait et elle insufflait douleurs, colères, passions et toutes vibraient jusqu’au bout de ses doigts. Parole si parlante, elle portait le souffle des âmes, derrière leur chair céramique poupée. Elle irriguait leurs corps et puis leurs membres. Des éclats lumière imbibaient leurs visages. Surgis de l’ombre, les jeunes marionnettistes mal voyants, étaient masqués, tous habillés de noir. Ils étaient sensations pures, oreilles sensibles, faisant corps à la musique et au texte du récitant. Suspendue à la musique. Je vis la dernière scène. Les âmes, papillons blancs devenues, s’élevèrent dans la voûte étoilée du théâtre. Elles s’envolaient des poupées gisant à même le sol. L’amour impossible des deux jeunes amoureux les avait néanmoins réunis. Ils poursuivaient maintenant leur chemin dans l’au-delà.

Comment allez-vous ? Depuis toutes ces années je vous ai cherché. Ses yeux semblaient demander pourquoi. Il ne répondait pas. Ses yeux bougeaient, malicieux. Je souriais, puis je riais, tant j’étais heureuse de l’avoir retrouvé. Mais pourquoi cette peau si lisse et si blanche ? Je l’observais. Ses cheveux tirés en arrière. Sa tête suspendue entre deux gestes. La légèreté de ses bras. Sa démarche oscillante. Faite danse. Il était des leurs désormais, trésor national vivant lui aussi.

Je vous ai longtemps cherché. La directrice de l’école des mal voyants m’avait donné une adresse. Je m’y étais rendue mais le théâtre avait fermé. Cela n’intéresse plus personne, pensez donc ! Avec tous ces jeux virtuels et leurs réalités démultipliées.

Je suis revenue voir la directrice, pour le lui dire, je voulais qu’elle sache qu’il avait disparu. Je me souvenais d’elle et j’avais longtemps soupçonné un attachement déçu dans ses yeux. Parfois, une étrange expression se dessinait sur son visage. Je crus reconnaître cette mimique aux lèvres pincées qui arrive lorsque l’on se heurte à quelque chose d’impossible. Certes, elle était femme. Et la rencontre avec le théâtre l’avait transformée. J’avais remarqué qu’au fil des rencontres elle s’était arrangée. Sa manière de penser s’était assouplie. Elle, si raide dans ses fonctions, avait trouvé au fil du temps, un sourire joyeux. Une âme neuve avait pris son essor en elle.

Nous étions au fil des années contaminés par vous ! Mais vous en êtes-vous seulement rendu compte ? Ou n’étions-nous contaminés que par le secret des marionnettes ? Oui, je pense que c’est ça que vous auriez répondu !

J’ai sondé les expressions de son visage. Il était nacre, lune, bombé comme une coupe de porcelaine. Je voulus y chercher une craquelure, une faille qui l’aurait rendu enfin humain. Il nous avait à tous tant expliqué la vie des marionnettes. Mais n’était-ce pas plutôt la vie tout court qu’il détaillait à travers les voix, les mains et les mille existences qui prenaient ainsi corps sous nos yeux ? Avait-il trouvé refuge dans cette partie nord de l’île où l’on décompte tant de centenaires ? Les drames qu’il avait mis en scène pourraient bien en avoir décuplé l’existence. Il m’apparut un, dix, cent, mille. Centenaire, bicentenaire, tricentenaire, erreurs génétiques du temps devenues, propagées par les scénarios qu’il lisait et faisait incarner. Sur cette île du nord où tous menaient une vie frugale, ritualisée au rythme des saisons. Où froid, pauvreté, simplicité étaient vertus et attributs premiers de la vie.

Les jeunes patients mal voyants étaient habillés de noir, visages recouverts, méconnaissables, ils faisaient oublier la mécanique humaine qui régissait l’existence. Ils manipulaient avec tant d’attention, ces poupées fragiles. Non du fait de leur bois, de leurs peintures ou de leurs costumes précieux. Mais ils faisaient percevoir combien nous étions tous solidaires, en nos destins impalpables.  Ils ne mimaient pas la vie. Ils n’incarnaient pas la vie. Ils en captaient l’essence, le souffle subtil, le vide logé au centre de leurs  poitrines. Cœur errant, voyageur vibrant, jusqu’au bout de leurs doigts.

Il s’était effacé derrière la poupée au sourire figé. Cet aller retour entre eux deux l’avait façonné au fil du temps. Il était marionnette pour toujours. Sans âge. Hors-temps. Lui aussi. Il était vie. Tout simplement. Et soudain son visage se pencha en avant, et son corps aussi, loin, loin, si loin, si si loin qu’il toucha le sol. Comme si tout son être s’était déposé là, cristal transparent face au temps.

Vous vous souvenez ? De quoi ? Ses lèvres n’avaient pas bougé. Il me faisait à nouveau le coup du récitant ! Ventriloque il était, je le savais bien. Je m’étais toujours demandée d’où lui venaient toutes ces voix. De quelles entrailles, sortait-il ces histoires, leurs impasses et puis leurs espérances qui nous étaient à tous si intimes ? Cette rencontre m’avait définitivement changée. Je ne sus précisément ce qui s’était modifié. Mais je constatais désormais que lorsque je me promenais dans la rue, les êtres humains que je croisais, me devenaient tous suspects. Je détectais ce par quoi ils étaient mus. Leurs aspirations, leurs arrogances, leurs faiblesses ou leurs dérobades, tout jaillissait et les manipulait avec l’évidence des marionnettes. C’était pour l’avoir fréquenté, lui et ses fichues marionnettes ! De tout cela, c’était lui, le responsable. Il entendit le flot de mes reproches intérieurs. Il avait perturbé à jamais ma manière de percevoir la mécanique de l’âme humaine. Je ne pouvais plus croire comme avant, après être passée par la chambre noire de leur désarticulation. Shamisen séduisant, récitant voleur de vies, abatteurs d’illusions et de rêves, je vous ai retrouvés ! Vous voilà sous la coupe de ma main !

La pièce continua de se dérouler. Les papillons blancs s’envolèrent une fois encore dans leur ciel étoilé. Une nuit passa. Une vie peut-être.

Mille et une… avait-elle dit.

[1] Double suicide à Sonezaki, Chikamatsu Monzaemon, 1703.

Texte : Lan Lan Huê