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Rude, désagréable et hurleur sur le modèle du retour sur investissement, Zielenski est  concierge. Le travail, dans les conditions de ce vilain petit immeuble n’a rien, il faut bien le dire, pour vous arranger le caractère du technicien de surface. Son aversion pour le genre canin lui a valu d’être affublé d’un surnom qui sonne à ses oreilles comme une injure. Clebs. Les chiens, franchement, il déteste. D’abord, parce que ça salit les paliers, les étages et que ça laisse des traces et des odeurs. Ensuite, c’est déféquant odieusement sur sa pelouse et enfin parce que c’est bruyant. Il n’a jamais vraiment compris pourquoi on avait à supporter ces bêtes dans son locatif, comme s’il n’y avait pas assez de soucis d’entretien dans une HLM. Le chien réclame un maître, un homme dominant. Et lui, il n’est pas de cette race-là. C’est un être faible dont on dit le plus grand mal, le plus souvent, qu’on méprise et sur lequel se déverse régulièrement un nombre conséquent de réclamations.

Zielenski est sec, soigne son humeur à coup de bibine et de cibiches, deux matières premières qui lui rongent au fur et à mesure le gras affable et bonhomme. Des heures durant. Il en fait assez, bien assez se répète-t-il, pour avoir droit à un appartement gratuit, et un aussi maigre salaire que son corps est râpeux. Depuis des années, il côtoie des locataires pauvres comme lui, planqués comme lui le plus souvent devant une TV haute définition sonore. Il supporte, il encaisse. Il essaie d’oublier. Alors, quand arrive le week-end, il sort ses brosses et ses récureuses et se met à ripoliner les couloirs, à grand renfort de panneaux d’interdiction de passer et de blocage d’ascenseur pour raison d’entretien. Il fait acte de présence active et profite des petites heures du samedi pour frapper un mur, redresser un tuyau, tondre fiévreusement une pelouse ou tailler un buisson. Des rumeurs, des cris et enfin il sourit. Peigner à rebrousse-poil les nerfs du travailleur semainier lui fait une thérapie à bon marché et il a souvent quelque basse besogne à délivrer pour satisfaire à cette nécessité quasi médicale.

Nous sommes samedi. Clebs a mis son radioréveil. C’est le jour du travail. Depuis un certain temps, cette obligation lui devient pesante. Il dort moins bien et la fatigue l’attend chaque matin avec ses gros soupirs et ses valises sous les yeux, une fatigue matonne qui semble prête à le passer à tabac et le houspille salement. Dans sa salle de bains, il cherche son image, écarte le flou d’un sommeil encore pesant, pisse à côté des WC. Puis il tâtonne vers la cuisine pour s’aérer le cerveau d’une tasse de caféine, une ouverture de l’esprit qu’il remplit rapidement des brumes de sa première Gauloise.

Aujourd’hui, il fait un temps minable. Un temps plein de soleil, de ciel bleu, cette météo parfaite qui rend les gens souriants et donc ridicules. Devant sa fenêtre, il grogne et marmonne des pensées porteuses de petites malédictions ordinaires qui devraient l’aider à traverser la journée avec l’espoir insensé de réussir à enquiquiner au moins un ou deux locataires. Il brasse son café fort et sucré et se tartine un pain rassis, butin d’une visite fructueuse dans le dévaloir à ordures. «Les gens jettent n’importe quoi! Ils se fichent du travail qu’il faut pour fabriquer un pain, de la sueur de l’ouvrier, sans compter ce que font les paysans. Bordel! Quels connards! On dirait qu’on gagne sa vie en foutant que dalle. De qui se moque-t-on?».

Nous sommes samedi et soudain un bruit lui parvient qui l’interrompt aussitôt dans ses réflexions. Qu’est-ce? On dirait… Ne dirait-on pas? Zielenski se lève de sa chaise et se dirige vers la porte palière. Il écoute. Rien. Mais à peine l’a-t-il refermée qu’à nouveau.

— Bordel mais que font-ils avec leurs monstres là-haut? Se sentent le droit de déranger maintenant quasi à chaque heure…

Ça vient du sous-sol. Du hangar où il trie les déchets. Un boucan d’enfer. Il se précipite. Des objets valdinguent, dégringolent et se fracassent. Des bruits de métal, de plastique. Des cartons encore. Il se précipite. Que se passe-t-il ici? Notre homme s’arme d’une pelle, mieux vaut un moyen de se défendre ou de faire peur. Peut-être s’agit –il de quelque voyou qu’il va assommer aussitôt. Ou des gosses se battent-ils ici? Il ouvre la porte et se retrouve nez à nez avec la bête. C’est le chien du troisième comme un missile à tête chercheuse qui détruit tout. Rex est en train de chasser et il serre en ce moment un rat entre ses dents. Toute son organisation, l’ordre soigneux de son local vient de s’écrouler sous la frénésie meurtrière de ce gros clébard mal dressé.

— Ça ne se passera pas comme ça!

Sur le pas de la porte de l’appartement B du troisième, une femme regarde de ses petits yeux vides son concierge en train de lui faire un rapport détaillé sur les comportements de ce gros pataud d’animal qui ne ferait jamais de mal à personne et qui lui tient par contre si bien compagnie. Elle ne dit rien. A quoi bon enchaîner, à quoi bon essayer de justifier ou de réfuter. A-t-elle du temps à perdre pour ces histoires?

— Il faudra venir me ranger ça! Tout était trié et maintenant j’en ai pour des heures de travail en plus.

— Ça ne fera jamais qu’un rat de moins dans le royaume des clebs.

Elle claque la porte.

 

Texte : Anna Jouy