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Bordé de platanes, le Canal de Brienne, long de 1500 mètres, de l’écluse Saint Pierre en bas à droite jusqu’au port de l’embouchure en haut à gauche (cliquer pour agrandir la photo).

Trois semaines avant que les gens de Charlie ne soient exécutés, ma compagne Agathe, ma fille Louise et moi-même avons adopté un chien à la Société Protectrice des Animaux.Depuis longtemps nous en consultions le site, désespérant de voir un jour présentée sur l’écran la photo d’un chien qui aurait réuni les qualités dont notre animal domestique devrait être doté, à savoir qu’il serait de petite taille, de la race Jack Russel Terrier ou Teckel ou apparentée, mais aussi, ce qui est plus difficile à observer sur une photo, peu enclin à aboyer, et surtout fort obéissant, et bien entendu tout à fait propre.

Or, un jour de décembre 2014, un vendredi pour être précis, alors que je m’abîmais dans l’exercice méditatif d’encore une vaisselle, Agathe m’appela, et dans sa voix je reconnus les intonations caractéristiques de son enthousiasme le plus spontané, celui-là même qui est une cause de mon sentiment amoureux.

Sur l’écran de l’ordinateur, un chien au regard inquiet, quoi qu’un peu bête aussi – je suis enclin à penser que l’inquiétude révèle à l’ordinaire une certaine intelligence, qu’elle exclut donc l’idiotie, mais ici, en l’occurrence, le regard de cet animal semblait réunir les deux dispositions à la fois – cependant, ne faudrait-il pas, plutôt que d’évoquer à la hâte un crétinisme, remarquer le signe mystérieux de cette capacité qu’ont les animaux de se mouler dans une présence toute entière vouée à la pratique d’un être-là ? – un chien donc, moitié vaguement teckel, moitié vaguement Jack Russel, nous regardait depuis un coin peu reluisant du chenil et, muettement, fixement, nous encourageait à passer le pas.

Dès le lendemain, nous nous rendions tous trois sur le site de la SPA sis au bord extérieur du périphérique toulousain, entre la station d’épuration de Ginestous et une salle de gymnastique. Le chien était beaucoup moins beau que nous avions voulu l’imaginer, malgré que, à bien y regarder, la photo elle-même ne le montrait pas vraiment à son avantage. Il aboyait vers nous, dans un registre haut perché particulièrement pénible à l’oreille, de concert avec quatre ou cinq camarades infortunés. Si sa tête avait une conformation agréable au regard, ses courtes pattes rustaudes, sa forme générale oblongue rappelant la saucisse, ou encore le boudin, son arrière-train d’une impudeur grotesque, ne le projetaient aucunement dans la sphère des spécimens que nous aurions pu désirer.

Nous nous promenâmes quelques minutes avec lui. Il reçut, sans réticence, les caresses appliquées de Louise. Je remarquai qu’il arborait de jolies oreilles qui se dressaient fièrement de part et d’autre de son petit crâne, avant de retomber avec un comique certain à hauteur de ses yeux qui, globuleux, expressifs, clownesques pour ainsi dire, sauraient à n’en pas douter susciter chez ses maitres une riche palette d’émotions. Agathe exprima sa circonspection. Je ne la contredis pas bien que déjà, pour ma part, je jugeais ce chien adéquat ; il me paraissait en effet suffisamment moche pour le peu d’amour que j’avais à lui donner, suffisamment mignon pour m’inspirer ce peu d’amour.

La circonspection d’Agathe se révéla par la suite toute formelle. Nous rendîmes le chien au prétexte de prendre le temps de réfléchir quand d’autres acquéreurs se montrèrent très enthousiastes à l’idée de ramener l’animal chez eux. Sans doute avons-nous été puérils ? Comment aurions-nous pu réagir autrement dès lors que nous eûmes la certitude d’être ôtés de l’objet de notre possible rétractation ? Comment refuser ce à quoi on ne peut plus accéder ?

Quand il fallut baptiser notre chien, Louise eut l’idée de le nommer Charlie Chaplin. La bête est en noir et blanc, et ses pattes antérieures en canard. Charlie Chaplin étant trop long pour un usage aisé à long terme, nous optâmes, naturellement, pour Charlie.

Promener Charlie trois fois par jour est une épreuve sur le long terme qui requiert de bien choisir ses itinéraires. L’enjeu est de transformer la contrainte en une opportunité. Il y a certes à côté de chez nous une coulée verte toute indiquée. Je ne m’y rends pourtant qu’à de très rares occasions : trop de chiens, trop de maitres, trop de discussions parfaitement vaines auxquelles il est impossible de se soustraire sans provoquer l’incompréhension du voisinage, voire son hostilité. La solitude se révèle donc impossible en ce haut lieu de socialisation du quartier. S’il est une condition sur laquelle je ne ferai aucune concession dans ce travail forcé qui m’oblige à cheminer en compagnie d’un chien durant plus d’une heure chaque jour, c’est bien celle de ma solitude vacante, flâneuse, que je désire au service d’une curiosité sans objet préétabli. Il est absolument inenvisageable que je puisse négliger cette dimension de mon isolement, laquelle constitue la raison unique de mon acquiescement à cette routine dérisoire dont personne n’aurait l’audace de nier la pénibilité.

Je me rends sur les berges du Canal de Brienne. Là, si les joggers pullulent, si les voitures vrombissantes à quelques mètres seulement du chemin de halage sont légions, si par temps de pluie la boue et les flaques rendent mon avancée périlleuse, les chiens et leurs maitres eux se font rares. Je peux jour après jour me baguenauder en toute liberté et, peut-être, m’impliquer dans  l’exploration – historique, poétique, allégorique, cabalistique, sociologique, onirique, fictionnelle, canine, botanique, coprologique, zoologique, touristique, géographique, fluviale, administrative, psychologique, psychanalytique – de ce périmètre.

Puisqu’il faut bien que mon chien satisfasse ses besoins, n’est-il pas de mon devoir, en tant qu’être doué pour la liberté, de trouver matière à désirer dans cette morne contingence ?

 

Texte: Julien Boutonnier, nouveau Cosaque