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~ refuge pour les dépaysés

Les Cosaques des Frontières

Archives de Catégorie: Julien Boutonnier

Brienne 4- Les conversations silencieuses (2/2)

22 samedi Avr 2017

Posted by lecuratordecontes in Julien Boutonnier

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Brienne

Banc, poubelle.

La poubelle, érigée à la naissance de l’escarpement, d’une couleur anthracite, est composée d’une curieuse matière ondulée dont je peine à identifier la substance sans aucun doute composite. Bien que je fréquente quotidiennement ce meuble, je reste encore circonspect quant à une éventuelle qualification de l’impression qu’il me procure. Certes il me rebute au premier regard – et la répétition quotidienne ne semble pouvoir épuiser cette émotion à quoi tient la nature singulière, précisément, de ce premier regard –, parce qu’il saute aux yeux à quel point son aspect de bibendum d’industrie ne s’harmonise pas avec la facture lente et artisanale du mur de briques mais, aussitôt, pour ce même motif qui m’a vu le rejeter, je commence d’apprécier la saveur quelque peu grotesque, pour autant qu’un goût puisse être tel, qu’il prête à mon usage du lieu, à la suite de quoi j’adhère sans délais à sa présence, me repais des différentes révélations que son incongruité provoque par contraste et affinité avec son environnement : le mur de briques rehaussé au rang de grand témoin du passé telle la fortification de Hadrien aux confins de l’Empire, le jonchement des feuilles mortes et les brulures des jeunes orties rendus à la rigueur picturale d’un pointillisme, à moins que ce ne soit d’un dripping, le banc robuste et fonctionnel donné comme manifestation d’un pragmatisme bienveillant et, enfin, le distributeur de sachets, ce grand échalas idéaliste, le complice, l’ami sur qui compter, avec qui faire la paire et briser la solitude – et je rends hommage à la hardiesse et au panache du personnel municipal en charge de l’ameublement des rives du Canal. Cependant, aussitôt, sous l’emprise d’un retour de ma première impression négative, il me semble que cette poubelle est simplement odieuse et que, par conséquent, elle ne mérite pas que je m’attarde à la considérer. Pour autant, par un phénomène propre à mon esprit incertain, lequel supporte et même implique dans ses mouvements les plus créatifs la coexistence des contraires, la poubelle n’en reste pas moins désirable en cela qu’elle demeure ce révélateur indispensable et précieux de l’environnement dans lequel elle est érigée. D’où ma difficulté à saisir mon sentiment écartelé dont la nature n’est pas d’être fixée sous un vocable, mais de vibrer sans cesse entre différentes significations.

Le banc, massif, sobre, différant en cela de ceux ouvragés, aux pieds graciles, qu’on peut observer dans certains jardins publics, m’émeut et, quant à lui, ne provoque pas du tout cette ambivalence de mon sentiment. Il est poignant, ce banc, en ce qu’il donne l’occasion de me réjouir par anticipation du désastre. Les trois planches dont il est fait me rappellent aux quatre autres entre lesquelles on me déposera pour me descendre à six pieds sous terre. D’une certaine façon, il manque ici une planche ; cette absence signifie qu’il n’est pas temps de trépasser. Je suis invité à m’asseoir et savourer les indices de ma présence là où, tôt ou tard, ceux qui restent allongeront ma dépouille, augmenteront le banc de la planche funeste. Dès lors, cette position assise, synonyme d’éveil, mais tout aussi bien la simple contemplation du banc, signifient une intensification dont bénéficie mon existence mise en rapport avec la mort prochaine : je ne suis pas simplement en vie : je suis encore en vie ; et, à bien y réfléchir, ne devrions-nous pas, à chaque fois, affirmer notre existence dans la perspective de ce bientôt plus ?

Le distributeur de sachets, fixé sur un poteau, est composé, de bas en haut, du dit distributeur flanqué d’une notice explicative rédigée à l’aide de quatre pictogrammes ; d’un panneau informatif reprenant les pictogrammes auxquels sont joints un slogan (″Ensemble, préservons nos espaces de vie″), un dessin de chien – très influencé par Roba –, un remerciement à l’attention de ceux qui ramassent, formulé par le chien en question dans une bulle de bande dessinée, le logo de Toulouse Métropole, le logo d’un certain défi propreté avec l’adresse du site dédié et, enfin, la fonction de l’objet, limpide, certaine : DISTRIBUTEUR DE SACHETS ; surplombant le tout, une œuvre curieuse, mi sculpture, mi logo, montre un chien blanc vu de profil, dessiné très simplement, dans l’esprit d’un pictogramme, inséré dans un ovale noir, lequel rappelle sans équivoque la forme d’un œil. Jusqu’à ce que j’en rédige la description, cet agencement de signes avait ma sympathie. J’y voyais, sa silhouette longiligne aidant, un Don Quichotte de la salubrité, parti en guerre contre les déjections canines sinistrement abandonnées sur la jonchée publique jouxtant le canal, un chevalier dérisoire obsédé par la littérature des brochures municipales concernant cette énigmatique quête nommée défi propreté ; je ne me privais pas d’envisager la poubelle râblée comme possible Sancho Panza et, pourquoi pas, le banc comme Rossinante, quoi qu’il fût un peu trop imposant pour ce rôle. Maintenant que mon regard se trouve transformé par l’exercice de l’écriture, je suis enclin à le considérer avec gravité et, disons-le tout net, à m’en inquiéter. J’y appréhende la présence diffuse, envahissante et normative d’un pouvoir qui, au prétexte de prendre soin de notre espace de vie, nous impose une conduite et requiert notre docilité jusque dans un registre particulièrement badin, ce qui, au demeurant, pourrait être, bien que désolant, relativement peu préjudiciable. Il en va autrement, il me semble, quand il s’agit de nous signifier que nous sommes chacun l’objet du regard d’un pouvoir panoptique. Cette intimidation, larvée dans un dispositif à l’esthétique enfantine désarmante, se manifeste évidemment dans la localité de cet œil en surplomb, sur la cornée duquel il est aisé de comprendre que se reflète le chien dont le maître soumis ramasse les crottes. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’être pourvu d’un esprit mal tourné pour discerner-là que les concepteurs de ce distributeur ont établi une méchante métonymie, selon laquelle l’animal et son maître sont confondus, de sorte que les promeneurs sont eux-mêmes considérés comme chiens serviles parqués dans l’œil totalisant du pouvoir. Il me semble discerner quelque chose de cette convivialité concentrationnaire que Pierre Legendre attribue à la société de ce temps. Ma réflexion paraît poussive peut-être, elle le serait sans aucun doute d’ailleurs s’il ne suffisait de lever la tête à n’importe quel coin de rue pour constater la pléthore des caméras qui nous filment sans discontinuer.

Ce ne sont pas cependant ces trois entités en tant que telles qui m’arrêtent ; bien qu’elles m’inspirent, comme j’ai essayé d’en faire état ci-dessus, elles ne sont pas en soi plus saisissantes que la mobylette gisant au fond du Canal sous le pont de l’avenue Paul Séjourné, que j’aperçois l’hiver quand les nuages diffusent la lumière penchée dans le froid, et amoindrissent ainsi les effets de miroir à la surface de l’eau, ou que les minuscules stalagmites qui, malgré les foulées innombrables des passants, se forment patiemment, mois après mois, année après année, à la surface du chemin sous le même pont.

Ce qui me saisit, c’est l’agencement harmonieux de ces trois meubles devant le mur de briques, dans lequel je ne peux jamais me restreindre de constater la même sorte d’équilibre à l’œuvre dans le retable de San Zaccaria de Giovanni Bellini. J’ai le sentiment de me trouver devant une abside, en présence d’une conversation silencieuse, dont les protagonistes seraient ces choses banales, bassement utilitaires, vouées au recueil des déchets, au ramassage des immondices, à l’accueil des rêveries redondantes que pelotonnent certains désœuvrés aux heures de bureau.

Ainsi, par une sorte d’inversion miraculeuse, ce n’est pas la peinture qui représente le réel, c’est, ici, un réel qui saisit la peinture et déporte en cet endroit l’épaisseur d’une signification irréductible à l’exercice de la langue. Par l’entremise de mon regard incertain, heureusement incertain, flottant si heureusement, le réel capture la mimesis bellinienne, déplace l’art silencieux du vieux maître vénitien pour le loger en contrebas du pont du boulevard Maréchal Leclerc. Chargé de cette densité d’une présence saturée d’un mystère venu de loin dans l’histoire et la géographie, ce lieu ramasse, emporte et concentre la réalité du Canal de Brienne, à la manière peut-être d’un trou noir absorbant les objets qui traversent son champ d’attraction, et la restitue sous la forme d’une cavité infiniment creusée, infiniment ouverte, non pas dans les termes usuels d’une profondeur spatiale, mais dans ceux, à proprement parlé, d’une vue de l’esprit.

Le Canal, dès lors transmutée dans l’ordre d’une esthétique visant à indexer, sinon à révéler, ce qui ne peut se dire, se trouve être, en ses composants nombreux, hétérogènes, familiers, la matière d’une révélation dont l’objet ne saurait en finir de venir au jour dans un clair-obscur scintillant.

Texte et photo : Julien Boutonnier
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Brienne 4 – Les conversations silencieuses (1/2)

27 dimanche Nov 2016

Posted by lecuratordecontes in Julien Boutonnier

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Brienne

Les conversations saintes de Bellini, et particulièrement le retable de San Zaccaria, ne laissent pas de me frapper parce que j’y trouve transfigurée une expérience récurrente de mon enfance, un éprouvé quotidien, sensible, difficilement identifiable sans le recours d’une image tierce qui puisse en fixer, au moins momentanément, et malgré sa nature récalcitrante au souvenir, une représentation suffisamment précise pour permettre son entendement, sinon son explication.

Ces peintures présentent des personnes toutes entières impliquées dans une situation éminemment paradoxale puisqu’elles parlent en silence. Les saints et les saintes semblent abîmés dans un échange dont les termes restent indicibles, propres en cela à résonner avec justesse dans l’espace sacré du d/ieu, où toute manifestation ne saurait se réduire à un seul sens, ne saurait même se déployer dans un nombre quantifiable de significations, ne saurait qu’épouser le silence infiniment, seule matrice à la fois vierge et porteuse de toute mesure signifiante. Cet exercice contradictoire, que l’on pourrait imaginer éprouvant, suscite pourtant, si l’on observe la profondeur béante et surnaturelle des sentiments qui émanent des visages figurés par le peintre vénitien, un transport qui se présente à nous comme enviable, et dès lors tendrement douloureux, car la distance qui nous sépare d’un tel enchantement n’est pas de nature à être franchie.

Cette qualité paradoxale d’une conversation sans mots, telle que je la trouve représentée sur le retable, révèle, par analogie, et c’est cela qui me saisit si durablement, une dimension prégnante de mon enfance considérée dans les moments dits familiaux, à savoir les soirées, et plus précisément les repas. Sans que j’en eusse conscience, j’ai été, dès mon plus jeune âge, impliqué dans l’exercice répété de discussions silencieuses, lesquelles, pour autant, à la différence notable des conversations saintes, ne provoquaient pas cette satiété spirituelle dont témoignent les figures belliniennes. J’y ai fait, soir après soir, l’apprentissage excellent d’une lecture périlleuse dont l’objet ne se laisse saisir qu’à la faveur d’une intuition qui demande à être longuement aiguisée sur les arêtes de nombreuses faillites ; cet objet d’un difficile discernement, c’est l’ensemble des relations qui unissent les uns et les autres, les autres et les choses, les choses et les uns, auquel tient la teneur de la substance même dont nous sommes faits ; instances changeantes, fragiles et mystérieuses, d’une abyssale complexité, à la fois fondatrices du plus intime en nous-mêmes et fuyantes, déployées vers d’incontrôlables altérités, sans auteurs véritables ni possibilité de gouvernement définitif, sans cause ni fin précises, les relations trouvent à l’ordinaire une forme dans laquelle se mouler un tant soit peu et se présenter à notre raison avec l’apparence d’une relative compréhensibilité, et ce, par l’usage plus ou moins heureux de la langue ; mais dès lors que nulle parole ne circule pour en expliciter, même partiellement, la nature, elles se donnent à la personne, et plus encore si elle est un enfant, comme écheveau indiscernable d’enjeux et de consistances au sein duquel il s’avère impossible de déambuler sereinement si bien que, au lieu d’être effacées dans le silence qui, d’une certaine façon, les nie, les relations qui unissent les personnes envahissent le champ des consciences sous la forme d’une énigme oppressante. L’enfant jeté dans un tel environnement, dont le caractère hostile en lui-même demeure de plus indiscernable, car appréhendé depuis la naissance en tant que nature qu’aucun élément tiers ne relativise encore, se trouve contraint de développer un sens aigu des liens, de leurs raisons et de leurs couleurs affectives en fonction desquels s’agencent les gens et les objets autour de lui, un peu comme un amputé de la jambe, dans l’apprentissage du maniement d’une prothèse, développe une expertise au sujet des processus qui gouvernent l’acte de marcher là où, pour la plupart des gens, ce geste, acquis dans la primeur d’un âge qu’aucun souvenir ne porte à la conscience, reste comme allant de soi.

Le retable de San Zaccaria, par-delà les innombrables qualités qui le distinguent, m’intéresse pour cela qu’il présente un espace de relations dont les termes semblent être pleinement accordés. Les liens qui relient les personnes n’y sont plus soumis, comme nous le sommes si fréquemment, à l’obligation d’un devenir chaotique. Dans le territoire de la peinture, le réel de l’expérience humaine, par essence incontrôlable, paraît saisi, en totalité, sous l’autorité d’une raison dont la puissance est suffisante pour réaliser la concordance complexe des harmoniques inhérentes à chaque individualité, sans pour autant figer quoi que ce soit des libertés et des consciences – il n’est qu’à voir, pour s’en convaincre,  le visage soucieux de Saint Pierre ou l’application studieuse de Sainte Catherine. Autrement dit, la peinture de Bellini constitue une utopie d’un lien social à la source de laquelle je rassasie ma soif enfantine d’un monde enfin compréhensible et harmonieux. Ce qui ne signifie pas que j’y trouve un motif dont le mystère du sens de nos vies serait évacué, non, l’énigme y reste fondamentale en ce qu’elle est agencée dans une vision raisonnée, de sorte qu’elle n’envahit pas tout le champ de l’expérience et peut se livrer à notre entendement comme donnée insaisissable certes, mais aussi articulée avec les autres registres de notre existence.

Mon enfance a donc voulu que je sois cet adulte nécessairement voué à exercer une sensibilité propre à déterminer le jeu des relations selon lequel sont agencées, dans un environnement, les places de chacun des termes par rapport aux autres – nul doute que je peux discerner-là une cause de mon goût pour la langue dont la logique organisatrice est fondée sur un système d’opposition et de différenciation qui détermine le sens de chaque mot relativement aux autres – je pense pouvoir aussi y distinguer la nécessité qui m’a poussé à exercer le métier d’éducateur spécialisé, parce qu’il en va ainsi dans l’éducation d’un enfant qu’il construit une intelligence du monde par le repérage et la complexification des oppositions fondamentales entre vivant, inerte et mort, humain et non humain, masculin et féminin, adulte et enfant.

Outre l’écluse Saint Pierre, quatre passages permettent de traverser le Canal de Brienne : deux passerelles à l’usage des piétons et deux ponts que ceux-ci partagent avec la chienlit automobilistique. Le pont le plus proche de l’écluse, sans doute contemporain du creusement de la voie, porte l’assurance tranquille d’une vision du monde propre à la société d’Ancien Régime, quand les places de chacun semblaient encore irrémédiablement distribuées selon les décrets impénétrables d’un d/ieu que les écritures déclarées saintes par les autorités cléricales avaient qualifié d’amour et de miséricorde, poussant de la sorte le commun des mortels à se résigner à l’existence dans laquelle les contingences de sa naissance l’avait jeté puisque, à bien y réfléchir, il paraît pour le moins déraisonnable de remettre en question une décision portée par un d/ieu qui nous veut du bien même si, au premier regard, il n’est pas certain que le caractère parfois extrêmement pénible et misérable d’une vie humaine soit le fait d’un geste transcendentalement bienveillant.

Ce pont, constitué des briques rouges qui valent à Toulouse la dénomination de ville rose – briques dont parfois je me lasse jusqu’à l’écœurement tant les municipalités successives font montre d’une même lâcheté crasse quant à leur politique d’aménagement urbain, se contentant de pérenniser, année après année, des projets immobiliers particulièrement détestables qui voient de paresseuses architectures vaguement néo-classiques s’orner de fausses briques collées, lesquels, par conséquent, dénaturent et amoindrissent la force évocatrice des édifices anciens, là où, il me semble, on peut imaginer sans peine que des projets novateurs trouveraient à dialoguer  avec, et mettre ainsi en valeur, les briques historiques de la ville morose –, enjambe l’eau du canal en une seule et douce voussure dont le beige grisé des claveaux appuie le dessin par contraste avec les tons chauds de la terre cuite qui le ceignent. On dirait que l’eau du Canal, dont l’empan des humeurs reste particulièrement réduit, surtout s’il vient à être comparé avec celui du fleuve Garonne non loin, mais dont il convient toutefois de préciser qu’il comprend des variations manifestes et multiples des plus émouvantes dès lors qu’on y porte une attention soutenue, s’est projetée dans cette courbe faible pour porter à même la profondeur d’un espace en trois dimensions l’équanimité du plan miroitant de sa surface.

En contrebas de l’édifice, du côté de l’ancienne Manufacture des tabacs, le chemin de promenade file avec la courbe que dessine la berge pour retrouver, après le rétrécissement dû au pont, sa ligne de fuite ordinaire, et délaisse un espace dont l’étendue, surplombée par le mur de briques du pont, commence d’un côté à la première inclinaison de la pente qui forcit ensuite vers la chaussée quelques mètres au-dessus, et se perd de l’autre côté, aux abords des galets qui revêtent le sol sous la voûte, dans une zone incertaine, tour à tour boueuse et poussiéreuse selon la saison, où s’efface le délinéament du sentier ; cet espace, sans doute longtemps vierge de tout ameublement, est aujourd’hui équipé d’une poubelle, d’un banc et d’un distributeur de sachets destinés au ramassage citoyen des déjections canines dont les propriétaires sont censés s’acquitter sitôt faites.

Ce moindre lieu provoque, chaque fois que je m’y trouve, mon sentiment que survient un événement. Il semblerait que les devenir de l’eau, du vent, des arbres, des joggers, des chiens et de leurs maîtres, et unanimement de chaque consistance impliquée dans la contingence que l’on nomme Canal de Brienne, trouvent-là à se ramasser, comme par l’effet d’une métonymie générale, pour contracter une ligne de fuite saisissante, abstraite et esthétique, dont la matérialité et l’agencement d’une poubelle, d’un banc et d’un distributeur de sachets disposés devant un mur de briques seraient la manifestation inattendue.

(à suivre…)

 

Texte : Julien Boutonnier

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Brienne 3 – La tunique de St Pierre

06 dimanche Nov 2016

Posted by lecuratordecontes in Julien Boutonnier

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Brienne

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Le creusement du Canal Saint Pierre fut décidé par les Etats de Languedoc lors de l’année 1760. L’inauguration officialisa la fin du chantier le 14 avril 1776. L’usage veut qu’aujourd’hui on nomme cet ouvrage du nom de l’archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, lequel fut à l’initiative de grands travaux publics qui transformèrent la ville à la fin du XVIII siècle.

Je voudrais, à l’image de ce monument fluvial que je foule chaque jour à la suite de mon chien, placer ce travail d’écriture sous l’autorité d’une même figure, non pas religieuse, mais artistique, non pas tant d’un saint donc que de sa représentation. Je voudrais que ce texte fût référencé à l’image de Saint Pierre dans le Retable de San Zaccaria.

A l’âge de vingt-quatre ans, tandis que par le truchement d’une cure psychanalytique je découvrais que je n’étais pas incurablement idiot, il m’a été donné de comprendre que j’étais issu d’une culture propre au continent Européen qui, riche des influences que son commerce incessant avec l’Afrique, l’Orient et l’Asie avaient suscitées, a produit des œuvres d’une beauté inlassable. Parmi les siècles, les arts, les écoles, mon goût s’est naturellement porté vers les peintres du Cinquecento vénitien ; et parmi ceux-là, Véronèse, Titien, Carpaccio, Giorgione, Lotto, il en est un dont les travaux m’éprouvent, et m’édifient, et m’accompagnent depuis lors, c’est Giovanni Bellini. Sans doute qu’un rapport douloureux à sa mère, analogue en quelque façon au mien, est une cause de mon inclination, relation dont il exprima les tourments au travers de l’exécution de nombreuses vierges à l’enfant, où s’expriment sans équivoque la mésentente, l’incompréhension voire le rejet, lesquels sentiments furent, à en croire l’historien de l’art Jean Paris, la consistance malheureuse de leur rencontre tout du long de leurs vies.

Nombreux sont les travaux du maître qui m’émerveillent, me happent et me transportent dans de longs états de réflexion rêveuse au cours desquels sensations et pensées semblent se stimuler au fil d’une trame lâche et poignante d’où affleure une présence vibrante dont je ne saurais préciser qui, du regardeur ou de la peinture, en est le sujet véritable. Parmi ces nombreux chefs d’œuvre, le Retable de San Zaccaria a ma préférence.

Devant une abside imposante, dans une loggia qu’une lumière, d’une grande douceur, d’une douce chaleur, traverse et semble imprégner comme un buvard, se tiennent, recueillis, autour du trône sur lequel siègent la Vierge et l’Enfant, de gauche à droite, Saint Pierre, Sainte Catherine, Sainte Lucie et Saint Jérôme. Au pied du trône, assis, un ange sans ailes joue distraitement de la viole. De part et d’autre de l’édifice, un paysage se laisse entr’apercevoir, un figuier, un ciel, des nuages, qui situent la sainte conversation dans un espace ouvert, certes séparé du commun, mais sis dans notre monde.

Saint Pierre, comme Saint Jérôme qui lui répond, se tient face à nous ; il est vêtu d’une tunique aux teintes mauves ornée de broderies dorées à l’encolure et aux revers des manches, et d’une toge ocre qui drape sa présence monumentale au premier plan de la composition. Il tient à la main gauche les clés, son attribut iconographique traditionnel, un livre sous le bras droit. Son visage à la barbe claire, son crâne largement dégarni, sont ceux d’un vieil homme, quoi que rien dans cette figure ne marque la faiblesse, bien au contraire, une force d’incarnation, une présence d’une rare densité évoquent des qualités opiniâtres. Son regard pourtant, s’il manifeste une détermination certaine, exprime une concentration dirigée sur la scrutation de l’intériorité. La lumière, latérale, qui éclaire la droite du visage et obombre l’autre, accentue la dichotomie de cette face partagée entre action et recueillement.

Ainsi Saint Pierre s’offre à notre curiosité et demeure pourtant secret. Il se présente à nous sans biais et, dans un même mouvement, se refuse à nous livrer la substance de sa méditation que son regard, sans aucun doute, s’il était porté vers nous, pourrait transmettre au moins partiellement. Cette ambivalence n’est pas pour peu dans l’intérêt que je lui porte et dans ce choix dont j’ai fait état précédemment, selon lequel je souhaite que ces textes qui m’occupent ces jours soient placés sous la tutelle de cette représentation picturale. S’il est une dimension qui m’occupe et que je recherche dans toute littérature, c’est cette épaisseur paradoxale d’une adresse qui s’offre sans ambages au lecteur de sorte à capter son attention, et reste simultanément sur la réserve, comme recelant un secret qui s’infuse à chaque interstice entre lettres, mots, paragraphes et chapitres. Ce suspens, cette impondérable retenue, constitue je crois le point d’ancrage d’un sens réel du texte, lequel résiderait nécessairement au dehors de l’écriture, dans un lieu sans localité, dans un temps sans durée ; sens réel qui ne serait pas à chercher d’ailleurs, tant il ne nous concerne pas, tant il serait vulgaire et vain de vouloir le saisir, tant sa fonction est, depuis son extériorité fondatrice, de donner consistance au texte qui en reste à la fois l’obligé et le garant.

Il est un territoire particulier dans la silhouette hiératique du Saint qui m’intéresse tout particulièrement et se trouve être en dernier ressort la cause de mon élection. Cette zone de fascination correspond à la tunique mauve de Pierre, au rendu de ce tissu sur son thorax, son épaule et son bras. Ici, la peinture cesse de se limiter à représenter les choses ; sans pour autant se défaire de sa vocation classique à évoquer un objet du monde sensible, elle se donne, de surcroît, dans une présence immédiate, sans relation nécessaire à quoi que ce soit qui se trouve en dehors d’elle, si bien qu’elle ne semble plus être un moyen mais une fin en soi, comme si rythme, couleur, texture, court-circuitaient le réseau des significations propres au langage pour qu’un silence qui ne doit rien à la sonorité trouve enfin lieu. Et je me souviens des mots qui vinrent à la voix quand, ouvrant mon beau livre censé présenter les grands maîtres de la peinture occidentale, je me penchai pour la première fois sur la reproduction de Saint Pierre, c’est le silence, dis-je, il est mauve.

Ce silence propre à la peinture, tel qu’il trouve à se manifester par l’entremise du génie de Bellini, est une butée puissante à la dispersion inhérente à l’exercice de la vie. Là, dans ces variations de la couleur dont les ressorts semblent obéir aux mêmes logiques inénarrables qui décident de la situation d’un caillou sur le chemin, ou de la forme d’un nuage, ou de l’instant qu’une feuille choisit pour chuter de l’arbre, dans cette atmosphère déchirante de beauté, où la matière reste indécise face aux sollicitations conjointes de la lumière et de l’ombre, comme si elle ne pouvait ni se résoudre à se dissoudre dans le jour qui entame son contour et la pénètre, ni acquiescer à l’étreinte de la nuit qui épaissit sa substance et lui offre de peser, là, ce silence innervé de paisibles et tragiques tensions est le théâtre d’une possible ressaisie de mon existence rendue au simple sentiment de ma présence, au simple sentiment que rien ne pourra jamais justifier ma présence, parce que celle-ci est à proprement parler injustifiable, qu’elle n’appelle donc pas l’élaboration d’un discours mais plutôt une douce implication dans les gestes de la rencontre, de l’amour et de la création.

Je voudrais que ces textes que j’écris tantôt soient un peu de cela, à l’image de ce livre peut-être, que porte Saint Pierre et qui, dirait-on, est issu de la seule matrice chromatique qui le ceint. Je voudrais écrire les textes de ce livre dans le territoire de la tunique de Saint Pierre, où selon mon bon plaisir coule le Canal de Brienne.

Texte : Julien Boutonnier
Image : Profil en travers du Canal de St Pierre
l’image est agrandissable par cliquer

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Brienne 2 – Un bout de chemin

15 samedi Oct 2016

Posted by lecuratordecontes in Julien Boutonnier

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Brienne

Je promène Charlie une, deux ou trois fois par jour selon les contraintes de mon emploi du temps. Un autre facteur intervient dans la détermination de cette fréquence, qui tient à l’enthousiasme plus ou moins marqué, voire le plus souvent franchement absent, dont fait preuve ma compagne Agathe à l’idée de marcher une demi-heure à la suite d’un chien qui lui offrira, la plus part du temps, la vision consternante d’une paire de testicules velus ballotés sous un anus érubescent. Pour être tout à fait honnête, il convient que je précise ce fait selon lequel c’est moi qui, certain jour, vois mes forces se déliter dans un renoncement complet que même les yeux pétillants de malice idiote de Charlie ne sauraient endiguer, auquel cas, Agathe, dans un geste d’amour systématique, saisit la laisse et me délivre.

Je lâche le chien une fois que nous sommes arrivés sur le canal, après que nous avons dévalé la petite pente raide qui sépare le chemin de halage du boulevard à deux voies sur lequel d’inconcevables tresses de véhicules se font et défont sans cesse, versées depuis le périphérique à proximité – les matins d’hiver, quand un brouillard épais étend son ventre sur la ville, le spectacle des phares mobiles, comme naissant du fond de la matrice des gouttelettes en suspens, semble prolonger l’activité onirique de mon sommeil quitté depuis peu, et je me prends à songer que je procède moi-même de ce corps volatil, que je suis un être léger, hasardeux, momentané, une forme soumise au moindre remuement de l’air, sans génération, sans silence ni langue, une simple contingence, un arbitraire sans visage, et dès lors je me sens renouer avec un sentiment de vie, une joie ancrée dans les aléas, une sereine félicité fondée sur la qualité improbable de ma consistance.

Charlie s’ébroue, trottine sur quelques mètres, plonge dans l’épaisseur des feuilles mortes qui couvrent la pente jusqu’au bord de l’eau. Dans ce tapis imputrescible – d’immenses platanes bornent le canal, arbres dont les feuilles ne pourrissent pas et comblent par conséquent, saison après saison, la voie fluviale, ce qui pose des problèmes d’entretien sur lesquels nous reviendrons tôt ou tard – Charlie rassemble ses pattes sous le ventre, arrondit le dos et finit par déféquer devant le monde ; son regard à cet instant montre une fragilité qui émeut, empreinte d’inquiétude, tout autant qu’il expose une parfaite animalité, c’est-à-dire une absence totale de retour sur soi, qui réduit à néant ma capacité d’empathie. Il rejoint ensuite le chemin, en quelques bonds vifs et gracieux, et poursuit avec frénésie des pistes incompréhensibles qu’il ponctue de brèves émissions d’urine.

Je m’arrête devant le court sentier que nous avons foulé, Charlie et moi, au fil des jours, à force de passages, sur la petite pente. Ce bout de chemin m’émeut. Contrairement à celle de l’écriture, cette ligne n’est pas un contenu qui informe, mais plutôt un contenant qui évoque, une vacance topographique qui se prête au transit des souvenirs, rêves, émotions, traumas et non-dits… Une ligne vide propice au passage de la langue, voilà qui pourrait définir ce qu’est un sentier. Je pense à Reinhold Messner qui affirme, devant la caméra de Werner Herzog, que marcher équivaut pour lui à écrire, que les lignes de son avancée sur les versants des montagnes sont des phrases qu’il égrène, qu’il disperse au fil de ses foulées, qu’il s’imagine cheminant dans les vallées himalayennes, sans but, sans horizon, écrivant à l’infini sur les sentes, à l’encre de ses semelles, les lignes de fuite d’une perspective aussi inassimilable que la raison d’être.

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La même année que Herzog filmait Messner tenter l’ascension en une seule expédition de deux des sommets de la chaîne Gasherbrum, j’ai tracé moi aussi un sentier, non pas à même la neige mais dans l’herbe, sur lequel je circulais entre la maison et le village. Je coupais à travers les cyprès, ce qui m’évitait de faire le détour nécessaire pour rejoindre la route. J’ai laissé sur ce chemin une bonne part de mon enfance ; la verdure aujourd’hui l’a sans aucun doute recouvert. Cependant, quand je dévale le petit arpent de mon sentier sur le canal de Brienne, je ressens à chaque fois, dans la localité de mon ventre, un tressaillement, une excitation, quelque chose de minime et d’électrique qui fait signe, comme un écho d’une autre vie. Je comprends maintenant que dans cette impulsion discrète et néanmoins insistante, il s’agit de discerner la réminiscence de mes sprints quand, les soirs d’été, encore une fois en retard à l’heure du repas, après avoir quitté Sullivan, mon meilleur ami, je me dépêchais de rejoindre mes parents en coupant par les cyprès, non sans jeter un regard au ciel intensifié par le crépuscule, non sans humer, à mon insu même, les odeurs épicées du soir fraichissant.

2016-10-13-3

Texte : Julien Boutonnier

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Brienne – une introduction

01 samedi Oct 2016

Posted by lecuratordecontes in Julien Boutonnier

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Brienne

brienne

Bordé de platanes, le Canal de Brienne, long de 1500 mètres, de l’écluse Saint Pierre en bas à droite jusqu’au port de l’embouchure en haut à gauche (cliquer pour agrandir la photo).

Trois semaines avant que les gens de Charlie ne soient exécutés, ma compagne Agathe, ma fille Louise et moi-même avons adopté un chien à la Société Protectrice des Animaux.Depuis longtemps nous en consultions le site, désespérant de voir un jour présentée sur l’écran la photo d’un chien qui aurait réuni les qualités dont notre animal domestique devrait être doté, à savoir qu’il serait de petite taille, de la race Jack Russel Terrier ou Teckel ou apparentée, mais aussi, ce qui est plus difficile à observer sur une photo, peu enclin à aboyer, et surtout fort obéissant, et bien entendu tout à fait propre.

Or, un jour de décembre 2014, un vendredi pour être précis, alors que je m’abîmais dans l’exercice méditatif d’encore une vaisselle, Agathe m’appela, et dans sa voix je reconnus les intonations caractéristiques de son enthousiasme le plus spontané, celui-là même qui est une cause de mon sentiment amoureux.

Sur l’écran de l’ordinateur, un chien au regard inquiet, quoi qu’un peu bête aussi – je suis enclin à penser que l’inquiétude révèle à l’ordinaire une certaine intelligence, qu’elle exclut donc l’idiotie, mais ici, en l’occurrence, le regard de cet animal semblait réunir les deux dispositions à la fois – cependant, ne faudrait-il pas, plutôt que d’évoquer à la hâte un crétinisme, remarquer le signe mystérieux de cette capacité qu’ont les animaux de se mouler dans une présence toute entière vouée à la pratique d’un être-là ? – un chien donc, moitié vaguement teckel, moitié vaguement Jack Russel, nous regardait depuis un coin peu reluisant du chenil et, muettement, fixement, nous encourageait à passer le pas.

Dès le lendemain, nous nous rendions tous trois sur le site de la SPA sis au bord extérieur du périphérique toulousain, entre la station d’épuration de Ginestous et une salle de gymnastique. Le chien était beaucoup moins beau que nous avions voulu l’imaginer, malgré que, à bien y regarder, la photo elle-même ne le montrait pas vraiment à son avantage. Il aboyait vers nous, dans un registre haut perché particulièrement pénible à l’oreille, de concert avec quatre ou cinq camarades infortunés. Si sa tête avait une conformation agréable au regard, ses courtes pattes rustaudes, sa forme générale oblongue rappelant la saucisse, ou encore le boudin, son arrière-train d’une impudeur grotesque, ne le projetaient aucunement dans la sphère des spécimens que nous aurions pu désirer.

Nous nous promenâmes quelques minutes avec lui. Il reçut, sans réticence, les caresses appliquées de Louise. Je remarquai qu’il arborait de jolies oreilles qui se dressaient fièrement de part et d’autre de son petit crâne, avant de retomber avec un comique certain à hauteur de ses yeux qui, globuleux, expressifs, clownesques pour ainsi dire, sauraient à n’en pas douter susciter chez ses maitres une riche palette d’émotions. Agathe exprima sa circonspection. Je ne la contredis pas bien que déjà, pour ma part, je jugeais ce chien adéquat ; il me paraissait en effet suffisamment moche pour le peu d’amour que j’avais à lui donner, suffisamment mignon pour m’inspirer ce peu d’amour.

La circonspection d’Agathe se révéla par la suite toute formelle. Nous rendîmes le chien au prétexte de prendre le temps de réfléchir quand d’autres acquéreurs se montrèrent très enthousiastes à l’idée de ramener l’animal chez eux. Sans doute avons-nous été puérils ? Comment aurions-nous pu réagir autrement dès lors que nous eûmes la certitude d’être ôtés de l’objet de notre possible rétractation ? Comment refuser ce à quoi on ne peut plus accéder ?

Quand il fallut baptiser notre chien, Louise eut l’idée de le nommer Charlie Chaplin. La bête est en noir et blanc, et ses pattes antérieures en canard. Charlie Chaplin étant trop long pour un usage aisé à long terme, nous optâmes, naturellement, pour Charlie.

Promener Charlie trois fois par jour est une épreuve sur le long terme qui requiert de bien choisir ses itinéraires. L’enjeu est de transformer la contrainte en une opportunité. Il y a certes à côté de chez nous une coulée verte toute indiquée. Je ne m’y rends pourtant qu’à de très rares occasions : trop de chiens, trop de maitres, trop de discussions parfaitement vaines auxquelles il est impossible de se soustraire sans provoquer l’incompréhension du voisinage, voire son hostilité. La solitude se révèle donc impossible en ce haut lieu de socialisation du quartier. S’il est une condition sur laquelle je ne ferai aucune concession dans ce travail forcé qui m’oblige à cheminer en compagnie d’un chien durant plus d’une heure chaque jour, c’est bien celle de ma solitude vacante, flâneuse, que je désire au service d’une curiosité sans objet préétabli. Il est absolument inenvisageable que je puisse négliger cette dimension de mon isolement, laquelle constitue la raison unique de mon acquiescement à cette routine dérisoire dont personne n’aurait l’audace de nier la pénibilité.

Je me rends sur les berges du Canal de Brienne. Là, si les joggers pullulent, si les voitures vrombissantes à quelques mètres seulement du chemin de halage sont légions, si par temps de pluie la boue et les flaques rendent mon avancée périlleuse, les chiens et leurs maitres eux se font rares. Je peux jour après jour me baguenauder en toute liberté et, peut-être, m’impliquer dans  l’exploration – historique, poétique, allégorique, cabalistique, sociologique, onirique, fictionnelle, canine, botanique, coprologique, zoologique, touristique, géographique, fluviale, administrative, psychologique, psychanalytique – de ce périmètre.

Puisqu’il faut bien que mon chien satisfasse ses besoins, n’est-il pas de mon devoir, en tant qu’être doué pour la liberté, de trouver matière à désirer dans cette morne contingence ?

 

Texte: Julien Boutonnier, nouveau Cosaque

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