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La poubelle, érigée à la naissance de l’escarpement, d’une couleur anthracite, est composée d’une curieuse matière ondulée dont je peine à identifier la substance sans aucun doute composite. Bien que je fréquente quotidiennement ce meuble, je reste encore circonspect quant à une éventuelle qualification de l’impression qu’il me procure. Certes il me rebute au premier regard – et la répétition quotidienne ne semble pouvoir épuiser cette émotion à quoi tient la nature singulière, précisément, de ce premier regard –, parce qu’il saute aux yeux à quel point son aspect de bibendum d’industrie ne s’harmonise pas avec la facture lente et artisanale du mur de briques mais, aussitôt, pour ce même motif qui m’a vu le rejeter, je commence d’apprécier la saveur quelque peu grotesque, pour autant qu’un goût puisse être tel, qu’il prête à mon usage du lieu, à la suite de quoi j’adhère sans délais à sa présence, me repais des différentes révélations que son incongruité provoque par contraste et affinité avec son environnement : le mur de briques rehaussé au rang de grand témoin du passé telle la fortification de Hadrien aux confins de l’Empire, le jonchement des feuilles mortes et les brulures des jeunes orties rendus à la rigueur picturale d’un pointillisme, à moins que ce ne soit d’un dripping, le banc robuste et fonctionnel donné comme manifestation d’un pragmatisme bienveillant et, enfin, le distributeur de sachets, ce grand échalas idéaliste, le complice, l’ami sur qui compter, avec qui faire la paire et briser la solitude – et je rends hommage à la hardiesse et au panache du personnel municipal en charge de l’ameublement des rives du Canal. Cependant, aussitôt, sous l’emprise d’un retour de ma première impression négative, il me semble que cette poubelle est simplement odieuse et que, par conséquent, elle ne mérite pas que je m’attarde à la considérer. Pour autant, par un phénomène propre à mon esprit incertain, lequel supporte et même implique dans ses mouvements les plus créatifs la coexistence des contraires, la poubelle n’en reste pas moins désirable en cela qu’elle demeure ce révélateur indispensable et précieux de l’environnement dans lequel elle est érigée. D’où ma difficulté à saisir mon sentiment écartelé dont la nature n’est pas d’être fixée sous un vocable, mais de vibrer sans cesse entre différentes significations.
Le banc, massif, sobre, différant en cela de ceux ouvragés, aux pieds graciles, qu’on peut observer dans certains jardins publics, m’émeut et, quant à lui, ne provoque pas du tout cette ambivalence de mon sentiment. Il est poignant, ce banc, en ce qu’il donne l’occasion de me réjouir par anticipation du désastre. Les trois planches dont il est fait me rappellent aux quatre autres entre lesquelles on me déposera pour me descendre à six pieds sous terre. D’une certaine façon, il manque ici une planche ; cette absence signifie qu’il n’est pas temps de trépasser. Je suis invité à m’asseoir et savourer les indices de ma présence là où, tôt ou tard, ceux qui restent allongeront ma dépouille, augmenteront le banc de la planche funeste. Dès lors, cette position assise, synonyme d’éveil, mais tout aussi bien la simple contemplation du banc, signifient une intensification dont bénéficie mon existence mise en rapport avec la mort prochaine : je ne suis pas simplement en vie : je suis encore en vie ; et, à bien y réfléchir, ne devrions-nous pas, à chaque fois, affirmer notre existence dans la perspective de ce bientôt plus ?
Le distributeur de sachets, fixé sur un poteau, est composé, de bas en haut, du dit distributeur flanqué d’une notice explicative rédigée à l’aide de quatre pictogrammes ; d’un panneau informatif reprenant les pictogrammes auxquels sont joints un slogan (″Ensemble, préservons nos espaces de vie″), un dessin de chien – très influencé par Roba –, un remerciement à l’attention de ceux qui ramassent, formulé par le chien en question dans une bulle de bande dessinée, le logo de Toulouse Métropole, le logo d’un certain défi propreté avec l’adresse du site dédié et, enfin, la fonction de l’objet, limpide, certaine : DISTRIBUTEUR DE SACHETS ; surplombant le tout, une œuvre curieuse, mi sculpture, mi logo, montre un chien blanc vu de profil, dessiné très simplement, dans l’esprit d’un pictogramme, inséré dans un ovale noir, lequel rappelle sans équivoque la forme d’un œil. Jusqu’à ce que j’en rédige la description, cet agencement de signes avait ma sympathie. J’y voyais, sa silhouette longiligne aidant, un Don Quichotte de la salubrité, parti en guerre contre les déjections canines sinistrement abandonnées sur la jonchée publique jouxtant le canal, un chevalier dérisoire obsédé par la littérature des brochures municipales concernant cette énigmatique quête nommée défi propreté ; je ne me privais pas d’envisager la poubelle râblée comme possible Sancho Panza et, pourquoi pas, le banc comme Rossinante, quoi qu’il fût un peu trop imposant pour ce rôle. Maintenant que mon regard se trouve transformé par l’exercice de l’écriture, je suis enclin à le considérer avec gravité et, disons-le tout net, à m’en inquiéter. J’y appréhende la présence diffuse, envahissante et normative d’un pouvoir qui, au prétexte de prendre soin de notre espace de vie, nous impose une conduite et requiert notre docilité jusque dans un registre particulièrement badin, ce qui, au demeurant, pourrait être, bien que désolant, relativement peu préjudiciable. Il en va autrement, il me semble, quand il s’agit de nous signifier que nous sommes chacun l’objet du regard d’un pouvoir panoptique. Cette intimidation, larvée dans un dispositif à l’esthétique enfantine désarmante, se manifeste évidemment dans la localité de cet œil en surplomb, sur la cornée duquel il est aisé de comprendre que se reflète le chien dont le maître soumis ramasse les crottes. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’être pourvu d’un esprit mal tourné pour discerner-là que les concepteurs de ce distributeur ont établi une méchante métonymie, selon laquelle l’animal et son maître sont confondus, de sorte que les promeneurs sont eux-mêmes considérés comme chiens serviles parqués dans l’œil totalisant du pouvoir. Il me semble discerner quelque chose de cette convivialité concentrationnaire que Pierre Legendre attribue à la société de ce temps. Ma réflexion paraît poussive peut-être, elle le serait sans aucun doute d’ailleurs s’il ne suffisait de lever la tête à n’importe quel coin de rue pour constater la pléthore des caméras qui nous filment sans discontinuer.
Ce ne sont pas cependant ces trois entités en tant que telles qui m’arrêtent ; bien qu’elles m’inspirent, comme j’ai essayé d’en faire état ci-dessus, elles ne sont pas en soi plus saisissantes que la mobylette gisant au fond du Canal sous le pont de l’avenue Paul Séjourné, que j’aperçois l’hiver quand les nuages diffusent la lumière penchée dans le froid, et amoindrissent ainsi les effets de miroir à la surface de l’eau, ou que les minuscules stalagmites qui, malgré les foulées innombrables des passants, se forment patiemment, mois après mois, année après année, à la surface du chemin sous le même pont.
Ce qui me saisit, c’est l’agencement harmonieux de ces trois meubles devant le mur de briques, dans lequel je ne peux jamais me restreindre de constater la même sorte d’équilibre à l’œuvre dans le retable de San Zaccaria de Giovanni Bellini. J’ai le sentiment de me trouver devant une abside, en présence d’une conversation silencieuse, dont les protagonistes seraient ces choses banales, bassement utilitaires, vouées au recueil des déchets, au ramassage des immondices, à l’accueil des rêveries redondantes que pelotonnent certains désœuvrés aux heures de bureau.
Ainsi, par une sorte d’inversion miraculeuse, ce n’est pas la peinture qui représente le réel, c’est, ici, un réel qui saisit la peinture et déporte en cet endroit l’épaisseur d’une signification irréductible à l’exercice de la langue. Par l’entremise de mon regard incertain, heureusement incertain, flottant si heureusement, le réel capture la mimesis bellinienne, déplace l’art silencieux du vieux maître vénitien pour le loger en contrebas du pont du boulevard Maréchal Leclerc. Chargé de cette densité d’une présence saturée d’un mystère venu de loin dans l’histoire et la géographie, ce lieu ramasse, emporte et concentre la réalité du Canal de Brienne, à la manière peut-être d’un trou noir absorbant les objets qui traversent son champ d’attraction, et la restitue sous la forme d’une cavité infiniment creusée, infiniment ouverte, non pas dans les termes usuels d’une profondeur spatiale, mais dans ceux, à proprement parlé, d’une vue de l’esprit.
Le Canal, dès lors transmutée dans l’ordre d’une esthétique visant à indexer, sinon à révéler, ce qui ne peut se dire, se trouve être, en ses composants nombreux, hétérogènes, familiers, la matière d’une révélation dont l’objet ne saurait en finir de venir au jour dans un clair-obscur scintillant.
Texte et photo : Julien Boutonnier
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Si l’on transformait les bancs en cercueils – ce qui éviterait à la RATP d’en expérimenter des penchés en forme de déversoirs – les SDF seraient enfin accueillis avec le respect qu’on leur doit : juste à fermer le couvercle et puis un copain mettrait le clou final.
A Toulouse, il ferai bon « séjourner » également ainsi.
Merci Dominique pour ton commentaire acide! Bonne fin d journée.