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soirée téléMrs. Akelpot (cliquer sur image pour l’agrandir)

La nuit se couche, maintenant. C’est toujours le noir mais il a des variations, au fur et à mesure du temps qui passe.Maintenant c’est la teinte du coucher.

Il sent les vibrations, les tressaillements de celle qui s’étend. Cette fatigue lente et lascive, qui tombe autour de lui. Il sait qu’elle vient aussi pour lui, même si ce n’est pas la même chose que pour les autres. Ce n’est pas pareil et pourtant il le vit semblablement. Le soleil, il sait sa chaleur, sa force ou sa faiblesse. Tout ce qu’il pense de la pluie, des brumes ne peut pas s’expliquer. Ce n’est pas important. Ce n’est important pour personne, pour personne qui voit et ne connaît pas sa nuit.

Chaque instant à sa sensation, son goût. Pour eux, c’est le fait de la lumière. Pour lui, c’est celui de la nuit, de ce noir parfois couvé, parfois léger. De ce noir planète, cosmique.

Sur la table basse, il y a les restes de son repas. Quelques miettes d’odeurs qui planent autour de lui. D’un geste sûr, il se met à ranger, à les enfermer dans des boîtes de plastique aux couvercles étanches. Celle-ci pour le pain, celle-là pour les fromages, et cette autre pour les acides et les piquants des cornichons.

Il va vers la fenêtre et veut aérer. Plus que tout au monde, il adore que ce soit en ordre et que chaque chose soit à sa place. Et l’air, c’est son indice de netteté.

Le vent gris s’amène. Il est apaisé ce soir. Il ne ressemble plus à ce cheval sauvage d’hier, qui a henni longtemps derrière la vitre et qui s’est cabré devant lui. Non, le vent étalon est tranquille, peut-être d’avoir fait tous les vallons à la course, d’avoir rué en horde dans cet état de colère noire qu’il a des fois, quand il a tenu trop longtemps l’enclos. Comme lui. Il tend la main vers ses naseaux.

 » Tout doux, mon beau…Tes yeux sont brillants, plein d’humidité! Mais non, voyons… Je ne t’en veux pas… Donne-moi ta caresse… Allons, donne… »

Le vent est beau. Il resterait des heures à le toucher, à sentir son souffle. C’est un grand cheval, son animal à lui, un animal de vitesse et de puissance qui surgit du fond des ténèbres. Celui-là est partout chez lui, il règne, il possède chaque recoin.

Devant ses yeux l’infinité des nuances de noirs.

Chacun des arbres, chacune des herbes, tout est traversé par cette bête qui lui apporte des nouvelles de la terre à voir. Il devine les espaces, les distances, comment le terrain est brisé par endroits, combien de forêts, combien de champs rasés de près; il devine tout cela si le vent y a couru.

Ce soir, à sa fenêtre, il apprend que les foins se sont couchés sous la pluie et que leurs odeurs se sont mises à monter en molles plaintes vers le ciel. Il comprend que l’arbre à l’angle que fait la route est tombé et que ses feuilles au son métallique ne feront plus leur bruit de mobile argenté. Il entend et il sent qu’il n’y a plus de char à l’entrée du chemin. Qu’un petit veau est né, que les renards sont revenus, que la vieille Gasparine mangera des carottes et peut-être un peu de lard…

Le vent est à ses mains et dans son braille sensuel, il lit les nouvelles du jour.

Et lorsqu’il n’y a pas de souffle, il dit simplement qu’il n’a pas eu de visite.

C’est à ce moment du coucher, du soupir, qu’il commence sa journée. Quand le soleil est quelque part, invisible à tous, il peut agir comme tout le monde. Il peut partager sa nuit, faire partie de l’ensemble. C’est pour cela qu’il vit en noctambule assidu. Il sait que chacun est aveugle désormais, du moins un peu, qu’on a fait un pas vers lui et qu’il peut faire de même.

Il se dirige vers son canapé, un canapé très vaste, sur lequel on pourrait se tenir à quatre bien à l’aise. Il y va parce que dehors, derrière sa fenêtre, il sait que la nuit est bien assise maintenant et qu’ainsi il peut juger de l’heure qu’il est. Le moment d’enclencher son poste de télévision.

Ca leur avait paru étrange, lorsqu’il avait réclamé cet appareil. On avait pensé avec beaucoup d’obligeance que la radio allait mieux convenir. Il avait même dû insister un peu. Faire le capricieux. Mais il est difficile, c’est sûr, de refuser quelque chose à quelqu’un comme lui! Il lui manquait l’essentiel, alors allait-on le priver du superflu?

Leur essentiel seul avait quelque chose de superflu.

Assis, la télécommande dans la main, il allait pouvoir travailler. Il s’était mis en tête de développer une sorte de traité de la vision. Par tangentes interposées. Ce qu’il détestait par dessus tout, c’était l’arrogance avec laquelle les voyants prétendaient saisir la réalité, la vérité même. Voir était une affaire de tout l’être, et l’image un aboutissement, peut-être inutile.

Cette idée avait germé en lui quand il s’était rendu compte qu’on lui enviait une partie de ses possibilités. En fait de talents, c’était surtout l’extrême acuité de ses sens qui provoquait l’admiration et même la jalousie de ceux qui s’occupaient de lui. Son odorat en particulier, qu’il avait incroyablement aiguisé au cours de son existence, son toucher aussi, enfin bref, tout ce qui compense de manière évidente l’absence de la vue. Ces capacités-là lui étaient venues naturellement et pendant longtemps il n’avait pas douté que ce fut un juste défrayement de la nature qu’il en fut ainsi. Elle avait pris des mesures adéquates pour son cas; elle avait fait de lui un phénomène unique. Personne ne pouvait en cela l’égaler, non personne. Mais il avait dû déchanter.

Ce fut sur le coup une véritable semonce.

Alors qu’il était encore un adolescent, il s’était mis à s’intéresser à la biologie, l’anatomie et autres physiologies, ainsi qu’à tout ce qui avait trait à l’étude du corps humain. Ses professeurs en général lui apportaient pleine satisfaction, chaque question trouvant une réponse. Il n’en demandait pas plus. La sensimétrie avait été confiée à un jeune arrogant fraîchement sorti de son université. Celui-ci avait l’intime conviction d’être au-dessus de la moyenne des mortels et que son intelligence ne supportait aucune comparaison.

Au début de leurs relations, tout semblait être dans l’ordre logique des choses. L’un enseignait, l’autre apprenait. L’un donnait, l’autre recevait. Hélas, le professeur s’était mis en tête de pimenter son enseignement de quelques exercices pratiques, et pour ce faire il avait prévu les choses en grand…diverses visites guidées dans des endroits où les sens seraient plus sollicités qu’à l’habitude!

Au début, chez le luthier par exemple, dans l’atelier de sculpture, ou dans les cuisines du restaurant à étoiles, tout avait encore la semblance d’un cours, durant lequel quelques notions scientifiques sur le canal auditif, les papilles gustatives et autres terminaisons nerveuses permettaient au jeune universitaire de donner le change.

Cependant son énervement alla croissant car l’élève avait des dons que l’on pouvait difficilement brider. Il supportait donc de plus en plus mal que cet enfant perçoive si légèrement des choses qu’il aurait bien voulu pouvoir lui aussi déterminer. Ces possibilités, tellement plus importantes que les siennes, avaient éveillé en lui une sorte de dépit conforme à celui que l’on ressent lorsque l’on a trouvé meilleur que soi. Il appréhendait donc la dernière leçon, celle qu’il voulait consacrer à l’odorat, et lorsqu’il amena sur son pupitre une caisse entière de parfums divers, il espérait secrètement que l’autre allait s’y casser le nez! Ce ne fut pas le cas naturellement. Même les les plus secrètes odeurs semblaient ordinaires à ces narines-là.

 » C’est normal, monsieur, je suis aveugle et les aveugles ont les sens beaucoup plus développés que vous autres!  » avait-il ajouté comme pour s’excuser de son succès trop facile.

– » Ce n’est pas vrai et je te le prouverai!  » avait répondu le maître jaloux. Un handicap reste une infériorité.

C’est comme ça qu’il s’était retrouvé assis au côté d’un homme-nez, un grand parfumeur, en train de tester mille senteurs différentes et qu’il avait compris que la nature ne lui avait pas fait de don exceptionnel, à lui l’aveugle.

Depuis, il cherchait d’une façon ou une autre à transformer l’essai manqué. Il regardait plus intensément, tentait de lever le voile gris, d’aller jusqu’au fond de l’image. La télévision était ce challenge. Plus que bizarre. D’elle ne viendrait pas d’interférences odorantes et même si les sons lui venaient aux oreilles, ils ne pouvaient complètement l’aider à décoder les couleurs, les formes qui se tenaient dans cette boîte. Il regardait la télévision pour tenter de se créer un dictionnaire de l’image hors sens. Il aurait voulu pouvoir, un jour, se confronter une nouvelle fois à ce professeur et lui dire que lui aussi il voyait. Quand il aurait réussi.

Pour l’instant, l’heure était à Mrs. Akelpot. Une femme dont la voix éraillée et douce se baladait de long en large pendant une heure sur le carré vitreux. Elle était difficile à comprendre, Mrs. Akelpot. Pas par ce qu’elle disait, non, mais par ce qu’elle était, elle, et comment elle l’était.

Depuis longtemps, il suivait les épisodes de ses enquêtes de détective, juste pour pouvoir le dire avec certitude.

A force de recoupements, il avait pu tirer quelques premières conclusions, parmi lesquelles, qu’elle était blonde, mince et jolie. Il aurait voulu pouvoir dire la forme exacte de son visage, qu’il imaginait rond et presque tendu. Ses lèvres, il en était certain par contre, étaient pulpeuses, car elle avait une manière particulière de formuler les mots qui n’aurait pas pu être si elles avaient été fines.

Mrs. Akelpot habitait une maison de verre. Partout, autour d’elle les objets tintaient étrangement. Si elle posait quelque chose, toujours, ça faisait un petit écho cristallin. Il en avait déduit que la dame aimait la verroterie. D’autre part, il n’entendait aucun bruit de pas quand elle était chez elle. Elle devait avoir mis des tapis partout, des moquettes. Cela le confortait dans l’idée de la particulière fragilité du décor de Mrs. Akelpot.

Elle portait un rouge à lèvres tenace. Elle n’hésitait jamais à utiliser les serviettes du restaurant, chose qu’une femme hésite à faire si elle pense laisser la moitié de sa parure sur un bout de tissu! Forcément, elle était donc aussi riche ou aisée, parce que ce genre de cosmétique ne se donne pas dans le premier supermarché venu…

Le gris de ses tenues devait tirer sur le rouge. Tout au moins pensait-il qu’elle n’était pas le genre de femme à choisir des pastels pour se mettre en valeur. Elle avait un caractère rouge, sans aucun doute. Parfois, c’est vrai qu’elle devait sacrifier au noir. Comme lui. Surtout quand elle n’était pas aussi tranchante qu’à l’accoutumée, quand elle se laissait surprendre par des doutes, ou que plus simplement elle n’avait pas envie d’être cette intrépide héroïne qu’on voulait la voir être. Au premier coup d’oeil, il aurait pu dire quelle couleur elle portait, rien qu’au ton de sa voix.

C’était rare pourtant qu’elle ne soit pas tout de rouge vêtue.

Sa blondeur… Cela n’avait pas été facile de la reconnaître. Plusieurs épisodes durant, il avait tenté de superposer les teintes sur l’arrondi du visage. Elle était blonde, peut-être cendrée, à cause de son léger accent, presque imperceptible qui signalait une ascendance nordique. La brosse dans ses cheveux avait aussi pu lui indiquer qu’ils étaient longs, lisses et sans artifice.

Mrs. Akelpot était une femme énergique; elle passait d’une situation à une autre avec entrain, ne semblant pas se laisser démonter par quoi que ce soit. Un tempérament d’animal racé, comme un cheval peut-être, ou alors quelque chose de plus fin, comme un cerf. Il pouvait en conclure que cette femme-là était grande et mince, probablement athlétique.

Il savait beaucoup de choses d’elle.

Sur un petit cahier, il poinçonnait méthodiquement toutes ces données. De détail en détail, il avait pu dessiner la silhouette de Mrs. Akelpot, une forme de plus en plus claire, de plus en plus précise.

Mrs. Akelpot était une belle femme, une femme idéale.

Le programme de télévision lui proposait d’autres séries, d’autres aventures. Au début de son idée, tout était objet d’un vif et passionnant intérêt. D’ailleurs, il y avait une variété infinie de paysages et de milieux , de la ville australienne, à la plaine du far-west, en passant par des collines françaises ou des faubourgs londoniens. Ces choses-là étaient à elles seules tout à fait dignes de son attention. Cependant, au fur et à mesure de ses investigations, son intention première s’était diluée et c’est de plus en plus souvent qu’il se relâchait et suivait les feuilletons du reste de la nuit sans grand entrain. Son cahier de notes se remplissait très succinctement de commentaires elliptiques et de renseignements approximatifs. Depuis le début de son « travail », il n’avait encore réussi à dresser le portrait-robot d’aucune autre vedette…

Rien ne valait les enquêtes de Mrs Akelpot, rien ne valait Mrs. Akelpot elle-même.

Ce soir, Mrs. Akelpot s’attaquait à forte partie. Elle semblait crispée, et sa voix sortait d’elle presque angoissée. Une rumeur étrange s’était emparée du bureau d’avocats où elle pratiquait avec trop de succès son art de psycho-détective. Mrs Akelpot cachait un amant! Ses collègues, de parfaits laiderons tous plus ou moins épouvantables d’hypocrisie et de veulerie – il avait compris cela, à l’invraisemblable vocabulaire dont ils usaient vis-à-vis d’elle – ses collègues avaient reçu une lettre anonyme leur dévoilant cette sordide cachotterie. Mrs Akelpot n’était donc pas hors de tous soupçons; elle jouait double jeu!

L’affaire lui parut très vite parfaitement claire. On voulait la détruire!

Savoir comment était sa favorite en ces instants pénibles devint à la fois douloureux et sans plus d’importance. Il lui sembla certain que l’avenir même de cette femme était en jeu et qu’elle se trouvait dans une situation on ne peut plus dangereuse. Il écarquillait les yeux se doutant bien que n’importe quel détail allait avoir de l’influence sur le déroulement positif de l’affaire. Et il était là, lui, impuissant à la sauver, impuissant à comprendre ce qui se déroulait péniblement sous son regard.

Mrs. Akelpot perdait les pédales, elle ne voyait rien de cette sombre machination dont elle était la victime. Elle se perdait en conjectures toutes plus éloignées de la vérité les unes que les autres. Il sentait dans la naïveté de ses interrogations qu’elle ne connaissait pas la perfidie du piège dans lequel elle était prise. Chaque hypothèse qu’elle lançait au hasard, la rendait à la fois ridicule et touchante de candeur. De toute évidence, Mrs. Akelpot n’avait à son propre endroit aucune lucidité et souffrait d’une cécité noire pour appréhender ses proches. Elle était toute de confiance et se croyait en sécurité dans son petit cercle d’intimes!

Il en est troublé, presque gêné.

Décidément, elle se comportait bien en retrait de ce qu’il avait l’habitude de la voir faire. Là où elle agissait avec détermination et clairvoyance ordinairement, elle se mettait à tergiverser et se fourvoyait dans le dédale de ses déductions. Ce qu’elle cherchait était à portée de sa main et elle paraissait n’y voir goutte.

Sur le canapé, l’énervement est monté d’un cran…

Qu’est-ce qui lui arrivait donc? Pourquoi ne réagissait-elle pas, se laissait-elle ainsi couler?

Il saisit son petit carnet de notes et se met à le parcourir du doigt, page après page, fébrilement. Avait-il commis quelque erreur d’appréciation, s’était-il trompé dans ses conclusions, quelque chose d’important lui avait-il échappé? Mais il ne trouve rien qui puisse lui apporter l’explication nécessaire.

Ce soir, Mrs. Akelpot était un méli-mélo de couleurs sans consistance, un tacheté de rose, de bleu pâle, de vert jaunet, une sorte de brouillon indéfinissable dont il lui était impossible de tirer la moindre image. Elle passait d’un état à un autre, d’une forme à une autre comme si elle était une glaise sous la main de ses partenaires.

Les doutes et les sensations contradictoires l’envahissent maintenant. Il y a une heure, il croyait tout comprendre d’elle, et maintenant le noir le plus total, la bouteille à encre. Il pensait avoir fait d’elle un portrait logique, au plus près de ses sensations et de son intelligence. Il pensait n’avoir permis aucune interférence, aucune immixtion de quoi que ce soit entre lui et elle. Et voilà qu’elle ne jouait plus le jeu. Qu’elle remettait tout en cause, comme si elle se révoltait, comme une enfant gâtée qui casse son jouet. Elle le trahissait, parole!

Mrs. Akelpot le trahissait! Cette idée est là maintenant, elle ne le quitte plus. Si elle agissait ainsi, c’était pour lui. Uniquement pour lui. Mrs. Akelpot savait ce qu’il faisait et elle avait décidé de tout mettre en oeuvre pour le déstabiliser. C’était clair!

 » Je ne suis pas dupe … tu fais tout ça pour me contredire, pour me contrecarrer, pour me mettre bas … Intéressant, certes … mais totalement inefficace… Je sais qui tu es. Rien de ce que tu feras ne me fera changer d’idée, crois-moi. « 

Il ricane. Il est franchement agacé. Ses doigts tapotent la table pour scander son impatience et cette phrase qui revient sans cesse  » Je sais qui tu es! Je sais qui tu es!  » Ses jambes se croisent et se décroisent sans répit. Il s’avance, les deux coudes sur les genoux, se recule, étend ses bras sur le dossier du canapé, pour bien montrer son indifférence, et puis se réavance et recommence encore. Il n’entend plus vraiment ce qu’elle dit, ce qu’elle répond, les questions qu’elle pose. Il est tout à sa découverte, la trahison de Mrs. Akelpot!

Plus rien de ce qu’elle pourrait dire maintenant, ne rattrapera cette sensation qu’il a en lui. De son poinçon, il griffonne quelques notes. – Les gens sont rebelles à l’idée qu’on se fait d’eux.- Ils croient savoir ce qu’ils sont mais sont inaptes à toute lucidité – Il y a une incroyable prétention à penser que l’on est seul à se connaître-… Autant de phrases pour dire sa rage, et dont il veut se souvenir pour ses études futures.

Mrs Akelpot est blonde, mince et jolie. Elle a du caractère, de la maîtrise. De toutes situations, elle sait tirer profit, ne peut pas se laisser influencer, ni manipuler. Elle est comme lui. Trait pour trait. Elle ne peut s’échapper de cela, elle est ainsi faite et quoi qu’elle tente pour tromper ou tricher, elle est ce qu’elle est, ce qu’il est. Il la connaît. Cette image, il l’a décodée, révélée, comme trempée dans son acide. Il la sait. Il l’a parfaitement vue.

Soudain, le bruit d’harmonica du cendrier fouette ses pensées. Un silence impressionnant tranche sec son monologue. Il semble que le téléviseur soit devenu muet. Le suspense l’atteint de plein fouet. Il écoute, il écoute. Que fait donc Mrs. Akelpot? Elle est chez elle. Tout est feutré. Elle fronce les sourcils, elle va vers sa fenêtre, elle va l’ouvrir à coup sûr. Le vent va lui souffler la réponse, elle sait comme lui qu’il sait tout, qu’il a la solution, elle va enfin comprendre. Le vent va mettre tout en ordre; il va balayer ce cauchemar, se glisser dans ses cheveux blonds jusqu’à son oreille. Elle va comprendre.

Il s’approche, tout près du poste, jusqu’à la surface lisse et électrique du verre, pour la toucher, l’aider à faire ce qu’elle doit. Elle se tient là, presque à portée de main, avec cette froide ironie qui préside à leur relation, la juste distance. Il va l’aider.

Une musique monte. Elle instille en lui une crainte sourde de violons grinçants et de triolets de hautbois. Mrs. Akelpot a-t-elle peur? De quoi donc pourrait avoir peur une femme comme elle? Il est impossible qu’elle ne puisse dominer ce sentiment. Elle peut, elle doit comprendre qu’on la manoeuvre, qu’elle est devenue une marionnette dont on tire les ficelles à volonté. Cette fois, la fenêtre est ouverte sur la nuit sans fond de son building. Elle sent le vent, mais ne sait pas l’écouter. Lui, il entend les sirènes, les voitures, les gémissements de la ville et Mrs. Akelpot se penche et n’entend rien. Elle a fermé ses oreilles, elle est à l’intérieur d’elle-même.

Non! Elle ne peut pas avoir envie de tomber? Elle ne sait pas ce qu’est le noir, le noir du gouffre, des gouffres, dans lequel il est, dans lesquels il tourne sans cesse. Elle ne peut avoir envie de cette prison, aux parois toutes de gris et d’anthracite, ce puits gigantesque dans lequel il dévisse sans remède, sans élastique à son pied, sans cordage à sa taille. Mrs. Akelpot ne peut pas vouloir cela! Son coeur cogne, le danger traverse le cathoscope. Elle doit s’en tenir à ce qu’elle est, à ce qu’il sait qu’elle est… Blonde, jolie, mince… Pleine de ressources!

Le cri de la descente, l’effroi du plongeon… Elle a dû le regretter, comme ça, tout de suite après l’avoir fait. Elle a dû penser, ça y est je vois clair maintenant. Elle a pris son élan et … non, elle a simplement versé, comme un nuage de lait dans une tasse de café. Alors peut-être elle a compris et elle a crié.

C’est grand, un immeuble new-yorkais, c’est très haut, très long à descendre. C’est tout en verre, partout, dedans, dehors…. Le vent qui le balaie ne doit pas venir des plaines, ni des vallons. C’est un vent qui tourne en rond, qui vient de derrière un autre immeuble et d’un autre encore, qui se court après en somme. Il n’a rien à dire, rien à raconter, il se suffit à lui-même. Il est comme un prisonnier dans un labyrinthe. Et parfois il s’amuse avec les gens, ceux qui tombent du ciel et ceux qu’il a un peu poussés.

Sur la table basse, il pose enfin son poinçon. Depuis longtemps il regarde les feuilletons à la télévision. Chaque fois, c’est pareil. Ils s’en vont tous, pour ne plus revenir, ils l’abandonnent. Pendant quelques jours, il regrettera Mrs. Akelpot, se dira qu’elle lui manque, comme Polly Findall, Babe Nobody ou Miss Alisson…

Demain il découvrira Spacy Jame. Il y a encore beaucoup à apprendre.

Texte : Anna Jouy, 2003