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Lettre 3

Cher ami,

J’ai une amie. Elle vit loin et en fait, ce doit être pour cela qu’elle est rare. Je me suis souvent dit que ce que les gestes ne pouvaient pas créer pour nous, les mots le devaient. Alors elle me raconte beaucoup et je tâche, avec les sédiments, le loess de mes jours, de nous faire une amitié profonde et haute en même temps. Elle vit d’une manière si différente de moi que ça m’est précieux qu’elle veuille bien m’offrir et son temps et son existence. De l’effusion de nos dissemblances ne devrait rien naître mais bizarrement l’amour humain est parfaitement mulâtre. Il donne à ses plus belles gueules des traits métisses. La différence, on n’en dira jamais assez de bien n’est-ce pas…

Souvent je me dis qu’écrire est un peu pareil. Je prends des terres étrangères, de la graine exogène, de la bouture. Je ne parle pas là des mots des autres non, même s’ils sont pleins de semence aussi mais d’un autre ordre. Non, je pense à ces vies qui me frôlent et la mienne qui vrille, parasite dans le chenal de leurs tiges et de leurs pousses. Comment te l’expliquer mieux, il y a des mondes autour de mon monde. Il s’agit alors de tisser, le mot est rabâché maintenant, je sais. Mais qu’est-ce d’autre au fond. Enfoncer en soi des amarres, des crochets. Consolider de salive et d’expédients, du tout venant de souffle et de remugles, de choses éphémères parfois et puis pitonner sur ce cal de calcite que mon histoire me fait, à même l’os, là où les fractures, là où les ruptures donc, là , où c’est désormais si solide et bétonné que ça tiendrait un pont et un fleuve avec. Plonger en soi et bâtir donc le début d’un filet. Ça peut durer longtemps avant que de se sentir assez fort…

Et puis sortir de l’abri, de l’antre secret, et attendre un vent prospère. Le vent est important, bien plus qu’on ne voudrait croire. Le hasard, le bon hasard qui vient et livre alors une carte d’embarquement. Jamais l’aubaine n’a eu pour moi autre chose que des bontés, -ses seules défections ont été celles d’une fortune inventée créée de toutes pièces- menteuse donc, qui ne sont que manipulations- Le hasard est un vent riche et apte à te rendre à la légèreté de vivre. Donc attendre que le souffle se lève. Debout là, les mains ouvertes et surtout l’esprit chaman, qui invente et réalise. Alors tu vas changer de territoire, tu vas sentir que les fils tressés en toi vont aisément au courant, qu’ils dérivent à merveille, qu’ils sont proches maintes fois de trouver un autre. Et finalement le trouvent.

C’est une chose encore fragile. Bien sûr, quelque truc instable, une soie délicate.
Prendre soin.
Alors tu te mets à l’ouvrage, tu commences ta ronde, ton labyrinthe. Tu édifies tes structures, ton architecture, ce que tu veux mettre entre l’autre et toi. Comme une alliance pour sauter dans le vide, un tremplin large. Tu dois réfléchir, t’y prendre maintes fois car à trop tresser, l’air ne passerait plus et entre l’autre et toi l’air doit se sentir chez lui aussi.

Je te parle là de l’écriture, de l’amitié – de l’amour aussi- oui c’est pareil. Quand j’écris, je fais tout cela. J’ai le fil, la salive, j’ai la technique parfaite du kilim. Je sais tendre le métier, la trame. Je sais nouer, je sais aussi assembler les matières et l’air. Parfois, tu me le dis assez , c’est trop dense et plus personne n’y pige rien. Alors il faut tirer les fibres, défibriller le cœur du texte.

Je fais tout cela, ayant moi aussi ancré les mots dans mon corps, les ayant chevillé aux endroits sensibles… Et face à l’ouverture, -à mon blog au fond-, je lance le début d’une toile. Je m’apprête à joindre l’autre, le hasardeux, le passant. Je construis, je fais le rond-point dirait F. Bon, mais c’est vrai, le rond-point carré bossu du texte.
Et quand j’ai écrit mon histoire, tissé fébrilement, souvent, le vent tourne, emporte mon tapis de paroles. Quelqu’un le saisit, il vole un temps dessus ou plonge. Et puis le temps vient et d’un balai de sorcière, il défait ma patience à huit pattes. Mes fins ne durent guère. Reprendre.

Mon amie qui est loin me le dit, entre les gens ce n’est rien d’autre.

Texte : Anna Jouy