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Aedificavit 23 -1

Que faire ? Car il se peut que l’étau se resserre, et finisse par broyer nos élans, il nous faut bien l’envisager, et nous ne pouvons pas faire davantage l’économie de ces angoisses, il se peut, cela s’est vu, qu’il nous contraigne au renoncement. Nous entendions certains en parler, et le mot, bien que banni, se murmurait parfois. Que faire ? Il fut des jours fastes : ils furent, assurément, des jours où des langages barbares jaillissaient. Ils ne cessaient de jaillir des profondeurs tumultueuses de nos consciences. Ils ne cessaient de se formuler.

Pouvons-nous économiser nos angoisses, comme nous économisons nos forces ?
Chaque souffle nouveau semblait un langage possible, permettait d’en cherchait la syntaxe, d’inventer des ponctuations. Les possibles se multipliaient et lorsque le vent changeait, en même temps que les nuages changeaient de forme, recomposaient de nouvelles images sous nos yeux (alors, ils n’étaient pas encore blasés et je me souviens que notre regard était clair), les langages se recomposaient un peu autrement. Il fallait tout réapprendre, mais ce que nous pouvions dire se démultipliaient. Nous passions notre temps à regarder les nuages en apprenant de nouveaux langages et parfois, même, nous en inventions. Alors, cela ne choquait personne.

Chaque souffle semblait un nouveau langage possible, et les langages se métamorphosaient sans cesse, et les langages possibles se murmuraient sur nos lèvres. La forme d’un nuage, hélas, se perd si facilement dans les contradictions et nous ne pouvons pas la suivre, il ne nous est pas permis de la suivre aussi loin qu’elle va, il vient des moments où nous devons renoncer, nous ne pouvons pas faire autrement, mais alors, nous ne pouvions pas seulement prononcer ce mot, et il fallait suivre les métamorphoses les plus contradictoires. Parfois, elles se niaient elles-mêmes, et de contrecoup en contrecoup, elles en venaient à s’annuler, et nous produisions des efforts infinis pour seulement demeurer. À notre place. Y revenir.

Hamlet, lui aussi, le savait, et nul autre que lui ne pensait saisir, quand bien même elle se dévoilait, toute syntaxe nouvelle. Il parvenait à la saisir du bout des doigts, et la répétait parmi les ombres, interdisant que nous lui répondions de nos langages anciens qui ne disaient rien sur le monde qu’il ne sût. Les autres, je le voyais bien, ne comprenaient pas, et ne comprenant pas, que pouvaient-ils faire d’autre, que leur était-il donné d’autre, que de tourner en dérision, volte-face trop aisée, ce qu’ils ne comprenaient pas ? Et comment l’auraient-ils compris ?

Hamlet, au milieu des rires, et pour ma part je n’en ai jamais entendu d’aussi laids et déformés, Hamlet, évidemment, n’en était pas moins seul. Il était seul, comme à son habitude, accompagné comme il l’était toujours de chimères fantasques et évanescentes, telles la forme des nuages, ou la syntaxe des langues qu’il était seul à entendre. Hamlet n’en était pas moins seul, dans ses rêves grammaticaux et chimériques. Mais qu’importe ? Du moins, à lui, il ne lui importait pas, il était facile de le deviner, et de deviner que les autres ne le lui pardonnaient pas.  Puis il advient qu’un jour il goûta ce poison subtile et pénétrant, et dès lors ne sut plus s’en passer. Quand bien même la lassitude l’aurait envahi, et sans doute, assurément, elle l’envahit, comme une lame de fond, le souci du repos l’accablant, et ses forces l’abandonnant, il ne lui restait que de choisir l’éternité — ou d’avancer.

Soudain, à force de recopier les mots que j’écrivais, je les ai retrouvés. Je me suis retrouvé dans ces syntaxes changeantes, je les ai reconnues, et elles me sont revenues en mémoire, toutes. 

Texte et image : Isabelle Pariente-Butterlin