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Annapolis

Cette ville-là, tu auras du mal à m’y devancer, du mal à en saisir un reflet, rond parfait dans l’œil d’un étang et qui disparait aussi vite que troué.

Tu la chercheras longuement, espérant la découvrir, dans le déplié, en tournant des pages, en ajustant des images, points de colle et de mémoire. Tu feras bien des efforts, car tu le devines le voyage vaudrait le détour. Mais tu auras du mal à m’y rejoindre. C’est le lieu du rendez-vous imprenable, celui qu’on se donne et qu’on sait n’être possible que dans une sphère parallèle. Tu auras beau m’y chercher et moi t’y attendre, cette ville ne se laissera pas prendre ni faire.

Même moi, qui suis pourtant la seule, son unique habitante, qui suis son ombre, ses escaliers, ses tours, ses ruelles, même moi, je ne sais comment m’y rendre car ce n’est jamais moi qui la visite mais elle qui me vient.

Elle arrive la nuit, à l’improviste, par les chemins du vin, des pistes de rires, de pleurs, par des sentes secrètes qu’un impact dans l’œil a ouverts, sésame des paupières et des sensations. Elle débarque comme ça, la nuit, par la porte du rêve et des ivresses.

Quand je la vois, quand soudain la revoilà, à l’embuscade d’une profonde fatigue, elle, son tertre, sous le soleil bleu du soir, plantée dans des collines nues et rêches, quand j’y accède alors, grimpant des échelons, sauvages traboules, serpentant dans des venelles pavées, dans des accès intemporels où s’embrouillent les impasses moyenâgeuses et les trams immobiles, quand je tombe dans ses trappes au sol et roule sur ses chemins de ronde au bitume frais, oui, je suis remplie de soif et de désir.

J’y cherche toujours quelque chose, quelqu’un (est-ce toi ? est-ce moi ?) dans l’inextricable mélange de canaux et de passages, entre des tavernes anciennes, des boutiques alibabantesques. Je ne trouve jamais mais cela ne m’importe plus, depuis le temps qu’elle fait le voyage et abat ses arcanes sous mes yeux clos.

Et puis enfin, comme un cadeau à chaque fois, s’ouvrent sur des sommets pleins de lumière d’énormes places vides faisant tapis de cailloux, des terrains vagues aux nids herbeux où se fichent de monstrueuses églises aux rosaces dentelles. Et toujours ce soleil rasant de l’Ouest, cette chaleur tamisée d’ombre d’un crépuscule qui ne s’éteint jamais. Atteindre finalement quasiment toujours cette zone d’altitude, une cathédrale trop belle pour oser y entrer mais qui rassemble à elle seule le cantique muet des pierres et du bonheur, rend la visite de ma ville absolument merveilleuse.

J’ai tant de fois marché dans ma capitale, ne m’étonnant pas de devoir poursuivre ma quête en pénétrant dans des maisons, des chambres noires inhabitées, me hissant dans des cols de cheminées, ce que je fais sans n’être jamais arrêtée ni par ma taille ni par l’étroitesse parfois des goulets. J’y ai pris aussi des toboggans de pluie, des bisses* citadins dans des barques de bois. J’y ai mangé, coincée entre des poutres. J’y ai perdu tant de fois ma boussole.

Fidèle, elle revient, ma ville, jamais parfaitement la même, jamais autre totalement. Le pays alentour est fait des mêmes friches, des mêmes voluptés de volumes. Tout y est entassements et intrigues, vaste et dévasté. Elle ressemble à un cœur vif dont je sais tous les battements mais qui me reste imprenable. La vie de la ville se déporte à chaque pas en avant d’un autre pas plus loin, au recul. Je ne la connaitrai jamais et je n’y suis donc que pour ces architectures imbriquées, à la configuration magique et mystérieuse.

C’est ma ville, peut-être mon propre corps, mon esprit, les constructions mentales de mes souvenirs et de mes visions, ville dans laquelle je circule sans crainte, sans question, passante ordinaire se prêtant à des mouvements extraordinaires et que tu ne fréquenteras jamais.

Et parfois en rouvrant les yeux, je ne peux m’empêcher de croire que dans une autre vie, j’y suis allée, j’y ai vécu.

Une porte s’ouvre parfois la nuit. La ville revient et il m’est donné de suivre le labyrinthe de Thésée…renaître sur le parcours du cerveau endormi.

Texte : Anna Jouy
*bisse : canal d’irrigation (Suisse)